La Ballade littéraire des Pendus
S'il est un lieu situé dans notre arrondissement qui, tout au cours des siècles et jusqu'à nos jours, hanta les esprits des plus simples aux plus érudits, c'est bien cette butte où s'élevait un épouvantable édifice, visible de très loin, qui dressait à plus de 10 m au dessus du sol ses 16 fourches dites patibulaires d'où pendaient « des squelettes cliquetants » selon une expression bien imagée de Châteaubriant, vous avez compris qu'il s'agit du Gibet de Montfaucon.
Gibet viendrait de l'arabe « djebel » ou « Jibel »
signifiant « montagne », car un lieu de supplice se devait d'être
placé au sommet d'une éminence pour que « l'exemple fût vu de loin et que
la teneur du supplice détournât du crime ceux qui avaient du penchant à le commettre »
(Pierre Hurtaut, Dictionnaire historique)
« Montfaucon »
aussi suggestif que cette appellation pourrait le faire croire n'est pas un mont
où faucons et vautours venaient se rassasier de cadavres, mais une terre appartenant
au comte « Falcon » ou « Fulco » (suivant les
textes) ; l'on appela très vite ce lieu-dit « Mont Falcon »
ou « Mont Fulco » et l'usage populaire le transforma en « Montfaucon ».
C'est ce terrain hors la ville que Philippe le Bel choisit au XIIIe
siècle pour y dresser le symbole de sa justice royale : le gibet de Montfaucon,
où se balancèrent jusqu'à 60 pendus à la fois, mêlant dans un sinistre destin croquants,
seigneurs et malandrins. Il fonctionna pendant quatre siècles sur cette butte circonscrite
aujourd'hui par les rues de la Grange-aux-Belles et des Écluses-Saint-Martin, comme
le rappelle l'inscription historique gravée sur la rame des nautes (mobilier
n° 32 de J. Decaux) implantée à l'angle de ces deux rues.
Le Gibet de Montfaucon d'après une gravure
de Firmin
Maillard (1863)
Des pendus célèbres
On ne sait précisément qui d'Enguerrand de Marigny ou de Pierre Rémy influencèrent
le roi pour ériger le gibet royal, mais ce qui est certain c'est qu'ils en subirent
les funestes conséquences, puisqu'ils y furent tous deux pendus comme l'en atteste
cette ultime parole du sieur de Marigny « J'ai construit ce gibet et je
finis ici dans mes oeuvres »
1Dans la mesure du possible, et pour la compréhension des textes, nous avons transcrit le vieux français en langage courant.
et cette autre phrase qui fut gravée sur l'un de ses piliers :
« En ce gibet ici mis, a été pendu Pierre Rémy ».
Après eux,
s'y balancèrent au cours des quatre cents ans de son existence, outre les mauvais
garçons « les coquillards », d'illustres dépouilles du gotha seigneurial
et royal, le plus souvent accusées de malversations financières, la justice royale
de ce temps ne badinait pas avec les deniers publics !
Citons entre autres
pendus célèbres : le favori de Philippe III le Hardi, Pierre de la Brosse ;
le neveu du pape Jean XXII, Jourdain de l'Isle ; le conseiller mal intentionné
de Louis XI, Olivier le Daim ; le surintendant des finances de François Ier,
Jacques de Beaune, seigneur de Semblançay, et pour en finir avec cette funeste litanie,
l'amiral Gaspard de Coligny, que les massacres de la Saint-Barthélémy n'épargnèrent
guère le 24 août 1572 et qui fut pendu à Montfaucon alors qu'il était déjà mort,
raconte la légende.
Alors le gibet fut conté au cours des siècles…
Dès sa fondation on trouve trace du gibet de Montfaucon dans la littérature,
il nous en est resté de nombreux textes, les uns relatant les hauts faits historiques
de ces « Rois maudits » comme les qualifia Maurice Druon,
les autres sortis tout droit de l'imaginaire de nos auteurs les plus illustres.
La première allusion au gibet de Montfaucon dans la littérature se trouve dans
le « Roman de Berthe aux grands pieds » écrit en 1270 par
le poète Adnès, il y décrit la pendaison d'un certain Tybert aux fourches de Montfaucon :
« Quand la vielle fut arse, Tybert font ateler,
Tout parmi la
grande rue le firent traîner
À Montfaucon le firent sus au vent encrouer ».
Puis un lourd silence littéraire se fit autour du terrifiant monument jusqu'à ce qu'un poète de génie, François Villon, mauvais garçon entouré de vilains truands, condamné en 1462 à la pendaison à Montfaucon, y échappa de justesse, et composa alors sa célèbre « Ballade des pendus » dans laquelle il s'imaginait au milieu des pendus et s'adressait du haut de sa potence à ses frères humains vivants.
La Ballade des Pendus
(gravure sur bois d'une des
plus
anciennes éditions de Villon, 1490)
« La pluie nous a débués et lavés
Et le soleil desséchés et noircis
Pies, corbeaux, nous ont les yeux cavés
Et arraché la barbe et les sourcils…
Puis ça, puis là, comme le vent varie
À son plaisir, sans cesse nous
charrie…
Hommes, ici n'usez de moquerie !
Frères humains qui après
nous vivez,
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de
nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.
Mais, priez
Dieu que tous nous veuille absoudre »
Mais ce n'est pas ce qui effraya pour autant notre poète, car une fois la peur passée, il ne trouva rien de mieux que d'aller faire ripaille et s'encanailler avec les coquins et les filles dans les guinguettes champêtres de la butte Montfaucon, malgré l'odeur pestilentielle qui s'en dégageait et il en fit un chant :
« Pour passer le temps joyeusement
Je vais vous raconter une
repue
Qui fut faite subtilement
Près Montfaucon, c'est chose sue
Des compagnons se rencontrèrent
Ce soir là pour coucher
Près le gibet
de Montfaucon
Des filles y avait à foison
Faisant chère démesurée »
(François Villon, La repue faite auprès de Montfaucon)
En 1527,
un autre poète Clément Marot, touché par la pendaison du vieux seigneur de Semblançay,
inversa les rôles en imaginant que c'était son juge, le lieutenant Maillart, qui
était mené au supplice par Semblançay !
« Lorsque Maillart, juge d'Enfer, menait
À Montfaucon Semblançay
l'âme rendre,
À votre avis, lequel des deux tenait
Meilleur maintien
pour vous le faire entendre
Et Semblançay fut si ferme vieillard
Que
l'on croyait pour vrai
Que c'est lui qui mena pendre
À Montfaucon le
lieutenant Maillart »
Nous allons sauter les siècles pour aller vers celui qui, en littérature, fut certainement le plus hanté par l'horrible gibet, et le cita maintes fois dans son oeuvre : Victor Hugo. Il lui consacra dans « La légende des siècles » tout un poème intitulé « Le Gibet de Monfaucon »
« On voit dans le Paris de Philippe le Bel
On ne sait quel difforme
et funèbre édifice ;
Tas de poutres hideux où le jour rampe et glisse…
Terrible, il apparaît sur la colline infâme !
Les autres monuments,
où Paris met son âme,
Collèges, hôpitaux, tours, palais radieux
Sont
les docteurs, les saints, les héros et les dieux ;
Lui misérable, il
est le monstre !
Fauve, il traîne son funeste escalier qui dans la
mort finit…
Il est la colonnade immonde du supplice…
La nuit il semble
croître, et dans le crépuscule
Il a l'air d'avancer sur Paris qui recule !
Fuyez, blancs oiseaux devant ce sombre épouvantail ! »
Et bien entendu, c'est dans « Notre Dame de Paris » qu'il en parla le plus, le décrivant dans ses détails les plus pointus en se basant sur les textes d'un historien de Paris du XVIIe siècle, Henri Sauval, et imaginant en final les squelettes de Quasimodo et d'Esméralda retrouvés enlacés à Montfaucon ! C'est aussi en utilisant l'image du gibet qu'il lança à Napoléon III dans « Les Châtiments » un sévère plaidoyer contre la censure et la peine de mort.
« On est Tibère, on est Judas, on est Dracon ;
Et l'on a Lambessa, n'ayant plus Montfaucon.
On forge pour le peuple une chaîne ; on enferme,
On exile, on proscrit le penseur libre et ferme »
À son tour, Théophile Gauthier dans « Le Capitaine Fracasse » se servit du Gibet de Montfaucon pour décrire des scènes de supplices et Gérard de Nerval incorpora « La Ballade des pendus » dans un récit intitulé « Les Repues franches de maître François Villon ».
Enfin, nous voici arrivés dans l'univers poétique du XXe siècle, il aurait été étonnant que nos poètes n'aient pas eux aussi été attirés par les appels de Montfaucon ! Voici ce qu'en dit Georges Brassens dans « Le moyenâgeux »
« Ah ! que n'ai-je vécu, bon sang !
Entre quatorze et quinze
cent.
J'aurais retrouvé mes copains
Au Trou de la pomme de pin,
Tous les beaux parleurs de jargon,
Tous les promis de Montfaucon,
Les
plus illustres seigneuries
Du royaum' de truanderie.
Après une franche
repue,
J'eusse aimé, toute honte bue,
Aller courir le cotillon
Sur
les pas de François Villon,
Troussant la gueuse et la forçant
Au cimetièr'
des Innocents,
Mes amours de ce siècle-ci
N'en aient aucune jalousie.
Je mourrai pas à Montfaucon,
Mais dans un lit, comme un vrai con,
Je mourrai, pas même pendard,
Avec cinq siècles de retard.
Ma dernière
parole soit
Quelques vers de Maître François,
Et que j'emporte entre
les dents
Un flocon des neiges d'antan…
Ma dernière parole soit
Quelques vers de Maître François…
Pardonnez-moi, Prince, si je
Suis
foutrement moyenâgeux. »
Et Serge Gainsbourg d'enchaîner dans « Laissez-moi tranquille »
Laissez-moi tranquille
Laissez-moi
Allez sans esclandre
Mes
chatons
Allez vous faire pendre
Allez donc
Ailleurs qu'à mon gilet
À quoi bon
Je n' suis pas le gibet
D' Montfaucon
Laissez-moi
Laissez-moi tranquille
Enfin, pas plus tard qu'en 1998, Luc Plamandon, dans sa comédie musicale, tirée de l'œuvre de Victor Hugo « Notre Dame de Paris » évoquait, il va de soi, l'édifice funeste dans « Danse mon Esméralda »
Quand les années auront passé
On trouvera sous terre
Nos deux
squelettes enlacés
Pour dire à l'univers
Combien Quasimodo aimait
Esméralda la zingara
Lui que Dieu avait fait si laid
Pour qu'il
l'aide à porter sa croix
Mangez mon corps, buvez mon sang
Vautours de
Montfaucon
Que la mort au-delà du temps
Unisse nos deux noms
Ainsi, fut chantée à travers les siècles « La ballade des pendus ».
Jeannine Christophe