La Gazette du Canal ° 30 - Histoire

(hiver 2001/2002)

Le journal de tout le 10e arrondissement de Paris

Elle est née dans le 10e, en 1914
Elle n'a pas de mère, mais deux pères !

Le premier père

Camille Robert (1873-1957) compositeur de musique, surtout militaire, demeure au 178, rue du Faubourg-Saint-Denis, dans un appartement sur cour où il décédera. Entre autres oeuvres, il dépose à la SACEM en 1900 un " Défilé militaire n° 3 " qui connaîtra, nous allons le voir, plus de succès que certaines autres de ses compositions, telles " La Boulangère ", " Choisis Lison " ou " Les deux boniches ".

Le second père

Louis Bousquet (1871-1941) est enfant de Nîmes, mais il a longtemps vécu à Paris, au 61, rue du Faubourg-Saint-Denis où, dans la cour, il tient boutique d'auteur-éditeur de chansons. Principa-lement parolier, il est l'auteur de centaines de chansons dont certaines sont passées à la postérité " Avec Bidasse ", " La caissière du grand café ".

La conception

Or, fin 1913, Louis Bousquet acheva un poème et se mit en quête
d'une musique adéquate. C'est dans l'appartement du 178, rue du Faubourg-Saint-Denis que Camille Robert fit écouter, sur le piano de la maison, certains airs de son cru. Avec quelques petites retouches, l'accord se fit sur " le défilé militaire n° 3 " qui fut aussitôt rebaptisé " Quand Madelon " :

Quand Madelon vient nous servir à boire
Sous la tonnelle, on frôle son jupon…
Elle rit, c'est tout l' mal qu'ell' sait faire
Madelon, Madelon, Madelon !

Chacun connaît la suite !

Des débuts difficiles

La chanson fut inscrite par le comique-troupier Bach à son spectacle d'avril 1914, puis reprise par Polin, sans grand succès, sans doute la chanson n'était-elle ni assez " comique " ni assez " troupier ".

Le succès

Août 1914, des centaines de milliers d'hommes partent au front. Bach, mobilisé, est affecté au théâtre aux Armées, chargé avec ses camarades chanteurs et comédiens de distraire les soldats au repos. De son répertoire, une chanson soulève un triomphe : " La Madelon " ; c'est de là qu'elle acquiert son immense popularité, tout au long du front d'abord et puis à l'arrière.

La pérennité

Chantée, ressassée, La Madelon est devenue un " classique ". Elle figure même dans le carnet officiel de chants de l'Armée française et dans le répertoire des marches militaires ; elle a été traduite dans de nombreuses langues, plagiée dans des chansons à boire et dans des versions peu édulcorées pour
carabins, elle a fait les belles nuits des salles de garde des hôpitaux.

On en fit même un film, réalisé par Jean Boyer, qui sortit sur les écrans en 1955. Line Renaud est la Madelon, entourée de Jean Richard, Roger Pierre, Jean Carmet, Noël Roquevert, Pierre Larquey… que du beau monde !

L'avenir

Malgré l'étonnante carrière de la Madelon, c'est en vain que vous chercheriez quelques traces de souvenir ou de reconnaissance dans le 10e arrondissement. Pas de plaque au nom de ses auteurs, apposée au 61, ni au 178, rue du Faubourg-Saint-Denis, et rien pour la Madelon elle-même !

Alors, puisque le bruit court que la Mairie de Paris est à la recherche de noms à honorer dans le 10e, pourquoi pas une rue Camille-Robert et un passage Louis-Bousquet ?

Quant à la Madelon, nous suggérons de donner son nom à un square, l'emplacement nous en paraît même tout trouvé : à l'extrémité nord du boulevard de Strasbourg, face à la gare de l'Est, il existe un terre-plein servant aux arrêts d'autobus ; en l'agrandissant un peu, ce qui ne gênerait en rien la circulation, on créerait un espace suffisant pour le " square de la Madelon " où l'on pourrait, enfin, lui ériger une statue.

Pour une inauguration en 2014, date qui s'imposerait, il serait temps d'entamer la procédure et de commencer à collecter les fonds nécessaires ; il faudrait aussi que les Beaux-Arts lancent un concours pour la réalisation de la plus belle statue de " La Madelon ".

Jacques Christophe



Et l'on chantait dans le 10e

Notre arrondissement a été très tôt lié à la musique : la chanson est déjà présente dès le Moyen Âge à la foire Saint-Laurent, elle est évoquée dans la salle des fêtes de la Mairie du 10e, décorée de panneaux peints consacrés aux arts et traditions artisanales du 10: l'un d'eux représente la " chanson populaire à la foire Saint-Laurent ".

À partir de 1880, le 10e et particulièrement le quartier autour des portes, des passages et de la mairie, devint le siège de nombreuses agences musicales où comédiens, chanteurs, funambules de toutes sortes, venaient chercher leurs engagements pour des prestations à Paris ou en province. Là se concentraient les fabriques d'instruments de musique, les éditeurs, les imprimeurs lithographes de partitions et aussi les auteurs de chansons et les compositeurs.

Le 10e était célébré dans de très nombreux refrains qui chantaient ses boulevards, ses portes, ses faubourgs et son canal bien sûr. Si les paroliers, compositeurs et interprètes sont pour la plupart méconnus de nos jours, il en est dont le renom est parvenu jusqu'à nous : Christiné, Goublier, Vincent Scotto, Mayol, Maurice Chevalier, de plus ils ont tous vécu à un moment de leur vie dans le 10e.

 Nous évoquerons ici une femme et un homme qui incarnèrent la chanson et la musique à Paris et surtout dans notre arrondissement.

Quand une chanteuse procurait
joie et bienfaisance dans le Faubourg :
La Houppa (1900-1987)


La Houppa
(Promenade dans ma vie, souvenirs et chansons, Paris 1963)

Ils sont bien peu à se souvenir aujourd'hui de Marcelle Caprennier qui prit comme nom de scène " La Houppa ", à cause de ses fins cheveux blonds frisés formant comme une houppe autour de sa tête. Après s'être fait remarquer dans des radio-crochets, elle débuta en professionnelle de la chanson après la guerre de 14-18, interprétant d'abord les succès du jour pendant les entractes de cinéma, puis elle monta en vedette sur les planches des music-halls, enregistra toute une discographie d'airs à la mode, passa à la radio, s'essaya au cinéma où elle poussa la chansonnette dans le film " les Casse-pieds " de Noël-Noël, enfin elle affronta même la télévision à ses débuts.

Elle fut surtout célèbre dans le 10e qu'elle habita pendant plus d'un quart de siècle, au 55 rue du Faubourg-Saint-Denis, près du " Central de la Boxe " qu'elle fréquentait assidûment et où elle était connue pour l'ambiance musicale qu'elle procurait. Mais surtout elle créa la " Commune libre porte Saint-Denis - porte Saint-Martin ", en devint la présidente-maire, prit un drapeau aux couleurs jaunes et oranges, celles du couvent voisin des Récollets qui lui fut révélé par un historien du 10; les commerçants de l'arrondissement lui firent des dons de toutes sortes, les artisans brodèrent le nom des portes sur son oriflamme et elle organisa le premier défilé en fanfare et en fiacres des Grisettes de sa Commune libre à la grande joie des habitants du 10e ; elle devint ainsi la spécialiste des manifestations de rue dans l'arrondissement : fêtes et galas artistiques se succédèrent jusqu'en 1957, se transformant en outre en œuvres de bienfaisance, car ils permettaient d'offrir aux personnes âgées et économiquement faibles du 10e de vrais repas ainsi que des cadeaux et des friandises diverses.

Elle œuvra tellement et si bien pour les démunis de l'arrondissement qu'on finit par dire de La Houppa : " C'est le saint Martin de la porte Saint-Denis ".

Le Faubourg est définitivement sans Martin *Pierre-Jean THOMAS,
Rue du Faubourg sans Martin, imprimerie moderne, Aurillac 1998

Monté à Paris de son Cantal natal, Martin Cayla (1889-1951) y exerça toutes sortes de petits boulots lucratifs tout en s'adonnant à sa passion la musique et en animant avec sa " cabrette ", le biniou auvergnat, les bals musettes de la rue de Lappe, surtout fréquentés par ses compatriotes, pour lesquels il créa des écoles d'instruments folkloriques : cabrettes, vielles et accordéons. Il fonda son journal " Le Troubadour " et surtout se lança dans l'édition musicale pour pérenniser aussi bien le folklore auvergnat que parisien et même national. Il tint une boutique musicale, une dizaine d'années, rue des Taillandiers dans le 11e arrondissement ; puis devant le succès des morceaux qu'il éditait et la vente croissante de ses partitions, des disques et des instruments de musique, surtout des accordéons, dont il devint le dépositaire exclusif pour la marque " Vercelli ", il lui fallut beaucoup plus d'espace. Il s'installa alors en 1938 en plein quartier de la chanson : au 33, rue du Faubourg-Saint-Martin, dans une boutique toute baignée d'ambiance musicale, puisque c'était l'ancienne maison de Christiné, le compositeur de l'opérette Phi-Phi ; là se retrouvaient déjà les vedettes du grand monde musical : Maurice Chevallier, Mistinguett, Vincent Scotto, et les autres… Sous la baguette du maître Martin et de son épouse Marie, le 33 du Faubourg devint un lieu incontournable tant pour les débutants que pour les valeurs confirmées de la chanson, il fallait aller et être vu " Chez Martin Cayla " qui tenait salon musical tous les vendredis dès 16 h.

Amoureux de son Faubourg, Martin y exerçait aussi, comme " La Houppa ", une action de bienfaisance, s'occupant financièrement des jeunes musiciens, que l'on dirait aujourd'hui intermittents, leur offrant de se produire dans la salle située face à son magasin : " Le Casino Saint-Martin ", aujourd'hui " Le Splendid " ; il animait aussi les brasseries du Faubourg en demandant aux artistes sans cachet de s'y produire : " Le Batifol, la Croix de Malte et la Renaissance " sont autant de lieux où résonnaient les paroles et les musiques à la mode.

On ne comptait plus les nombreuses œuvres de bienfaisance auxquelles il participait généreusement. Il apportait également réconfort aux malades civils ou militaires des hôpitaux de son arrondissement, y présentant des concerts gratuits ; on le vit souvent pousser la chansonnette à la caserne du Château-d'Eau (Vérines) pour les familles des Gardes républicains.

Sa mort endeuilla tout le Faubourg qui lui organisa des funérailles presque nationales : le cortège s'allongeant de la gare de l'Est jusqu'au delà de la porte Saint-Martin. Après son décès, sa boutique fut tenue par son épouse, puis par sa fidèle vendeuse depuis 1938, Simone Gitton, qui continua d'animer la maison Cayla jusqu'en 2001, année où elle dut cesser définitivement toute activité, croulant sous les charges.

Mais, comme dans les contes, une bonne fée veillait en la ville de Tulle qui, voulant créer un " pôle de l'accordéon " racheta non seulement tout le fond Cayla mais aussi la devanture du magasin pour
le reconstituer à l'identique dans le musée qui devrait ouvrir fin 2002 - début 2003.

Ainsi, si le Faubourg a définitivement perdu Martin, un petit peu de son 10e revivra à jamais dans les murs d'un musée corrézien qui saura faire entendre à ses visiteurs les accents de la musique des Faubourgs qu'interprétait si bien notre Auvergnat de Paris.

Jeannine Christophe


La Chanson populaire à la Foire Saint-Laurent ",
toile marouflée de Georges Hervy, Mairie du 10e,
(Edmond Ronzevalle : Paris 10e, 1993)