Ils étaient trois…
Ils étaient trois patrons qui ont laissé leurs marques dans le 10e, trois entrepreneurs ou politiciens" sociaux, humanistes, paternalistes, philanthropes … mais aussi gestionnaires ", les qualificatifs ne manquent pas pour les décrire ; leur objectif était que les ouvriers, tout en étant le plus productif possible, soient également heureux dans l'accomplissement de leur travail ; pour cela il fallait leur éviter la faim, le froid, la soif et qu'ils soient mal logés, mal soignés, en un mot leur épargner un état de précarité qui aurait nui à leur rendement et lourdement entravé le succès de l'entreprise que ces" bons "patrons géraient.
Vers une société meilleure
Ils ne vivaient pas dans les mêmes années du 20e siècle, mais ils
furent tous trois influencés par des théories qui avaient vu le jour aux 18e
et 19e siècles. Les changements sociaux amenés par la Révolution française,
puis par l'industrialisation et l'urbanisation, provoquèrent une importante réflexion
sur la nouvelle société et sur les réformes à lui appliquer. Quelques théoriciens
considérés comme des " utopistes " : Saint-Simon, Fourier et Proudhon
pensèrent à réorganiser totalement la société. Leurs disciples diffusèrent leurs
théories, d'autres s'essayèrent comme nos trois hommes à les appliquer.
Ainsi
fut pensé le " logement social " défini dans le fait qu'une classe sociale
n'ayant pas la maîtrise de son habitat se trouve logée dignement par un patron,
un groupe industriel ou politique, organisant et même gérant son logement pour elle.
Dans cette même optique ont aussi été créées les " cités ouvrières " qui,
tout en regroupant les ouvriers entre eux dans un même lieu, contribuent à consolider
la cellule familiale, mais sont aussi un moyen de mieux contrôler son petit monde
du travail.
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De " bons " patrons pour
des ouvriers " heureux "
dans le 10e
Qui furent donc ces trois patrons aménageurs d'espaces de vie et de bien être
pour des ouvriers et des artisans, attirés en nombre à Paris par les travaux d'Haussmann
puis par une offre de travail plus importante dans la capitale ?
- Le
premier d'entre eux fut le comte Adolphe Hyacinthe de Madre, tout à la fois maître
d'ouvrage et maître d'oeuvre, qui implanta entre 1859 et 1880 des cités ouvrières
sur des terrains nus s'étendant sur les îlots Ste-Marthe et Jean-Moinon jusqu'aux
rues de Sambre-et-Meuse, du Buisson-Saint-Louis et de Saint-Maur *
Ces rues ne s'appelaient pas ainsi du temps du comte de Madre, ce sont les noms des rues actuels qui sont donnés ici.
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Notre comte se rendit vite compte du profit qu'il pouvait réaliser
en construisant des immeubles modestes mais confortables. Il proposa donc plus de
1 000 logements à environ 6 000 personnes. Ils étaient loués à des prix
modiques, mais restaient d'un bon rapport pour le propriétaire. Ces logements aux
façades uniformes sur rue, avaient tous à l'arrière une cour avec une arrivée d'eau ;
au milieu de la cour s'élevaient des ateliers pour les artisans ; on accédait
dans les immeubles par des couloirs libres de circulation le jour, mais sous gardiennage
la nuit ; les escaliers mal éclairés aboutissant aux étages à des logements
de deux pièces-cuisine ou parfois même d'une seule pièce sans cuisine ; les
locataires partageaient des w.c. en commun nichés sur chaque palier sombre. Enfin
sur la rue étaient aménagées, toutes sur le même modèle, des boutiques avec un auvent
en bois, en forme de " chapeau de gendarme " ; elles étaient également
louées à divers corps de métiers et on peut encore apercevoir aujourd'hui la trace
des lettres peintes de leurs noms.
*Remerciements à Dominique Delouis, association St-Louis-Ste Marthe, pour les renseignements et documents fournis.
Que dire de ces logements conçus à l'intention des classes laborieuses ?
si non de reprendre la littérature d'époque " La cité du Comte de Madre est
mesquine, l'air y manque et l'on sent là une prétention à la charité… bien qu'il
ne la pratique pas puisque ses appartements sont loués !… ", mais au moins
avait-il fait un geste envers des ouvriers parisiens en leur proposant un toit et
en regroupant les familles.
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Construite en 1933 à l'image d'une cité ouvrière visant à l'amélioration des conditions de vie dans le travail et le logement, la " cité Clémentel " du nom de son initiateur, fut conçue comme un " phalanstère " défini par Fourier," comme une importante association de production au sein de laquelle les travailleurs vivent en communauté ".
La cité Clémentel était la propriété collective d'environ 2 000 artisans de tous métiers, travaillant et vivant dans trois corps de bâtiment de deux sous-sols et neuf étages chacun, séparés par deux cours. Ils comprenaient des logements et 430 ateliers, tous munis d'eau, d'électricité, de chauffage central et même d'un poste téléphonique, et offraient de nombreux services accessibles à tous : infirmerie, coopérative, salle d'exposition, centre de formation, bibliothèque.
Après la grande période artisanale et sociale de la cité, s'installèrent de petites fabriques industrielles, délogées à leur tour par les industries modernes de l'informatique. N'ayant plus aucun lien avec son père fondateur Clémentel et ayant perdu sa vocation première, cet immeuble de bureaux s'appelle aujourd'hui tout banalement : " Le Jemmapes ".
Seul subsiste de son glorieux passé artisanal, le monogramme CA à jamais façonné sur les grilles des fenêtres du rez-de-chaussée, indiquant qu'un Crédit artisanal y avait été installé pour subvenir aux besoins financiers des artisans qui travaillaient, vivaient, se soignaient et s'instruisaient à " Clémentel ".
- Enfin, allons vers notre troisième patron " social " qui portait le nom d'Ismaël Susset. En 1927, il implante un entrepôt de matériaux de construction sur environ 2 000 m2 de terrains, allant du 186 au 206 quai de Valmy, donnant directement sur le canal, où s'amarraient les péniches chargées de matériaux. Le bâtiment, en béton armé et brique, souvent comparé à un navire avec proue, fut d'abord uniquement un lieu de travail, puis la surélévation en 1931 d'un étage permit d'y installer non seulement des bureaux mais aussi des logements pour les manutentionnaires de l'établissement et d'aménager en terrasse un jardin-crèche pour leurs enfants : " Le jeudi après-midi, on y amenait les enfants des écoles pour assister à des représentations populaires des oeuvres de Molière, Corneille et Racine, c'est là qu'Olivier, au milieu des sacs de plâtre, de parpaings, de briques, découvrit le théâtre classique… " *Robert Sabatier " Trois sucettes à la menthe " 1972.
En 1968, l'entreprise Susset fut absorbée par la société Poliet et Chausson et à son tour celle-ci par le Point P Cima, l'esprit du lieu consacré à la vente de matériaux de construction, était ainsi sauvegardé, mais il n'y avait plus d'enfants pour venir s'égayer sur la terrasse. Le côté social de l'entreprise avait totalement disparu.
Conclusion
Aujourd'hui, l'État s'est substitué aux patrons dans la politique du logement social et les syndicats ont aussi leur mot à dire dans une organisation du travail que l'on souhaite toujours perfectible ; mais l'on ne peut que s'incliner devant la volonté de quelques hommes du début du 20e siècle de vouloir améliorer la condition ouvrière, même s'ils avaient quelque idée mercantile en tête, aussi ne doit-on pas s'empêcher d'entonner pour eux" Merci patron ! "
Jeannine Christophe
Les établissements Susset (aujourd'hui le Point P Cima)
(Photo : Jacques
Christophe)