La Gazette du Canal n° 26 - Histoire

(automne 2000)

Le journal de tout le 10e arrondissement de Paris

Deux bonnes tables… du passé

Ce soir, je vous invite à dîner ou plutôt à souper, car ce sera après le spectacle ; vous aurez le choix entre deux bonnes tables, aujourd'hui disparues, mais qui connurent de belles heures de gloire. Leur renommée s'étendit de Paris à toute la France, puis au monde entier. Ainsi les deux grands restaurants que furent Maire et Marguery, du nom de leur fondateur, contribuèrent-ils avec d'autres, aussi prestigieux, à inscrire le 10e arrondissement au pinacle des guides gastronomiques de Paris.

La restauration parisienne
avant le 19e siècle

Jusqu'au milieu du 18e siècle, Paris n'offrait aux gourmets que de sombres tavernes, des rôtisseries enfumées et quelques tables dites d'hôte servant à heure fixe, où après avoir pris son couvert, il fallait jouer des coudes pour trouver une place, puis manger debout, serré au milieu d'inconnus ripaillant et se saoulant. Vers 1774, un certain Boulanger revenant de Londres, où il avait trouvé l'inspiration, ouvrit près des Halles un établissement d'un genre nouveau, assis à des tables individuelles, l'on consommait soit des bouillons, soit des plats de viandes et d'oeufs "restaurant" son homme. Le succès fut immédiat et les lieux présentant à la carte des "plats restaurant" se multiplièrent ; le mot "restaurant" fut détourné de son sens premier et désigna alors l'établissement lui-même ; désormais, non seulement la cuisine et le couvert, mais aussi le cadre et le décor, furent soignés : ainsi naquirent les restaurants parisiens et avec eux la réputation de la cuisine française qui "sous l'Empire devint aussi universelle en Europe que le fut la littérature française aux 17e et 18e siècles".

Le restaurant Maire

Maire
L'entrée du Restaurant Maire, 1, bd de Strasbourg
(Photo parue dans Le Figaro Illustré, n° 241, avril 1910)

À la carte pour 55 francs

Hors d'Oeuvre à la Parisienne ou Potage
Langouste Américaine
Selle de PréSalé Béatrix
Poularde de la Bresse rôtie
Mousse de Foie gras à la Gelée de Porto
Coeurs de Laitues
Asperge Mousseline
Bombe Dame Blanche
Gaufrettes
Fruits
VINS :
Une Grave ou une Médoc
Une Pommard pour 4 personnes
Une bouteille Champagne pour 6 pers.
Café Liqueurs

Un menu de Maire.

Parmi les nombreux restaurants qui se créèrent sous le Second Empire, le restaurant Maire se distingua rapidement. Ouvert vers 1860 au 14 boulevard Saint-Denis, faisant l'angle du boulevard de Strasbourg au no. 1, c'était à l'origine un simple comptoir en zinc appartenant à un marchand de vins, le père Maire ; celui-ci en fit l'un des restaurants les plus réputés de Paris, sa célébrité vint surtout de sa cave ; voici ce qu'en disaient les frères Goncourt dans leur Journal : "C'est la première cave de Paris, on dit que le fonds provient presque totalement de la cave de Louis-Philippe qu'il aurait rachetée ; sa cuisine de qualité est servie par lui-même dans de la vraie argenterie ; il n'a pas son pareil pour cuisiner l'haricot de mouton aux morilles, l'entrecôte bordelaise, le macaroni Périgueux aux truffes, le tout arrosé de plusieurs bouteilles de jolis bourgognes, dont un fameux Mercurey". Mais, ce qui fit sa plus grande gloire fut le parti qu'il sut tirer d'une médiocre pièce de théâtre de Victorien Sardou : Thermidor dont le titre l'inspira pour baptiser son homard, une recette qui fait encore fortune aujourd'hui, le homard Thermidor : "Coupez le homard en deux, détaillez en dés, rôtissez au four dans du vin blanc avec du cerfeuil, de l'estragon et des échalotes hachées, nappez de béchamel et de moutarde anglaise au beurre frais, servez reconstitué" (Almanach des Gourmands). Puis le père Maire, le grand âge venu, céda sa maison à M. Paillard qui l'embellit pour accueillir, entre autres, les dîners littéraires du baron Taylor qui venait Chez Maire en voisin puisqu'il habitait tout près, rue de Bondy (aujourd'hui René-Boulanger).
À la fin du 19e et au 20e siècle, le restaurant changea plusieurs fois de propriétaires tout en gardant sa célèbre enseigne. Après la première guerre mondiale, les bouleversements de la vie parisienne le métamorphosèrent, de restaurant mondain il devint restaurant d'affaires le midi, proposant aux hommes du même nom des déjeuners à cinq francs ; mais le soir venu, comme Cendrillon, il retrouvait ses ors et sa pourpre, en présentant ses soupers d'après-théâtre aux spectateurs sortant affamés des théâtres des Grands Boulevards.
Mais les années 1970 sonnèrent le glas du restaurant Maire transformé un temps en café Biard puis en Pizzeria, aujourd'hui il est en passe de devenir une briocherie !

Le restaurant Marguery

Marguery 1
Restaurant Marguery, 1re véranda sur le bd Bonne-Nouvelle.

Marguery 2
Restaurant Marguery, 2e véranda du bd Bonne-Nouvelle, prolongation de la 1re véranda jusqu'à la rue d'Hauteville.

Situé à même les Grands Boulevards, au 34-36 boulevard Bonne-Nouvelle, jouxtant le théâtre du Gymnase avec lequel il partageait en été l'alignement d'un même store, c'était le restaurant des déjeuners politiques des futurs députés, des banquets des anciens des grandes écoles ou des sociétés savantes. Les toasts, les discours, les chansons retentissaient dans ses salles pittoresques, les unes maures, hindoues ou égyptiennes, les autres flamandes ou gothiques et quelquefois françaises pour les anniversaires de la tante Jeanne ou les noces de la petite Berthe.
Fondé vers 1860 par Jean-Nicolas Marguery, jeune homme pauvre qui sut à force de travail, d'acharnement et d'habileté, se faire une place au soleil dans la grande restauration parisienne, en achetant sur le terrain de l'ancien cimetière Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, un café qu'il transforma rapidement en restaurant à la carte, classé entre Lapérouse et Prunier d'après le Guide Joanne de 1880.
Ce qui fit de suite sa renommée fut sa sole Marguery nappée d'une sauce également Marguery. Le succès poussa notre homme, devenu président du Comité de l'Alimentation et officier de la Légion d'honneur, à agrandir son restaurant de nouvelles salles allant jusqu'à la rue d'Hauteville, il les embellit de décorations, à la limite du bon goût, avec des strass rutilants, des sculptures moyenâgeuses ; les salons furent ornés d'ors, de faïences et de divers marbres… Reniant la République, les salons devinrent Louis XV, Médicis, le grand salon gothique fut classé comme étant la plus belle salle de restaurant de Paris. Enfin en 1900, luxe suprême, il conquit des salles sur le trottoir du boulevard en montant une luxueuse véranda en fer superbement ouvragée. Marguery mourut en 1910, le restaurant continua sous une autre direction après la guerre de 1914-1918, mais il perdit sa vocation première et ne fit plus que des repas de famille pour tous les âges de la vie : baptêmes, communions, noces et funérailles !
Aujourd'hui, sa grande surface se partage entre une boutique de prêt à porter, une agence de voyage, une société bancaire en rénovation, et un café-brasserie, dit "de la Ville" qui fait peut-être encore chauffer les fourneaux de Marguery ! Mais sa grande survie est dans sa célèbre sole Marguery et sa sauce du même nom, dont les recettes, traduites dans toutes les langues, se doivent d'être inscrites dans tout bon livre de cuisine qui se respecte ; c'est aussi d'avoir donné naissance un peu partout à Paris, en France, et jusqu'à New York, à des restaurants portant le nom de Petit Marguery pour ne pas faire ombrage au Grand Marguery du Boulevard Bonne-Nouvelle dans le 10e arrondissement de Paris.

Jeannine Christophe