La Gazette du Canal n° 24 - Histoire

(printemps 2000)

Le journal de tout le 10e arrondissement de Paris

Quand Haussmann détruisait…

Haussmann entreprend ses grandes percées soit-disant pour embellir, moderniser et aérer Paris, elles permettent également de mieux réprimer les insurrections, les insurgés de la Commune en 1871 en feront les frais face aux canons des Versaillais que ceux-ci pouvaient manoeuvrer à plus longue distance pour détruire les barricades.
Le Paris médiéval est très mutilé, les destructions nombreuses et douloureuses. Dans le 10e, l'ouverture des grands axes comme les boulevards de Strasbourg et de Magenta ont modifié et détruit des rues mais peu de monuments. Le boulevard de Magenta percé entre 1855 et 1859 entraîna la destruction du plus Grand Café du monde construit sur le terrain de l'ancien Vauxhall par l'architecte Duval, il pouvait accueillir plus de 12000 personnes, il se situerait aujourd'hui à l'angle de la rue Léon-Jouhaux et du boulevard de Magenta, juste à côté du Diorama de Daguerre, détruit lui par un incendie en 1839. Le boulevard de Strasbourg percé en 1853 coupa en deux les nombreux passages du 10e qui reliaient la rue du Faubourg-Saint-Denis à la rue du Faubourg-Saint-Martin, ce qui malheureusement dénatura complètement le lieu, la sociologie et le charme calme de ce quartier. Il provoqua également la suppression d'un marché situé à proximité immédiate de l'église
Saint-Laurent, ce marché était la survivance du plus vieux marché parisien "le marché aux chevaux". La place qui se trouvait en face de l'église Saint-Laurent, la place de la Fidélité fut totalement supprimée avec ses quelques belles maisons.

Alain Jouffroy

Quand Haussmann construisait…

"Haussmann, vous m'entendez ? il faut que Paris soit la reine du monde"
Ainsi parle Napoléon III, admiratif jaloux de l'urbanisme de Londres, à l'homme qu'il a choisi comme préfet de la Seine en 1853, pour réaliser ses projets ambitieux pour la capitale. Pendant 17 ans jusqu'en 1870, leur entente est parfaite, ils mènent ensemble le chantier herculéen qui crée le nouveau Paris, bouleversant totalement le paysage parisien pour lui donner sa physionomie actuelle. Les pouvoirs d'Haussmann, surnommé le "Vice-Empereur" ou le "Grand Baron", sont immenses, et quand on le félicite pour son oeuvre, il dit modestement "C'est l'empereur qui m'indique tout cela, je ne suis que son collaborateur".

"Paris embelli, assaini, agrandi"

Telle est sa devise qu'il applique dès sa nomination comme préfet, en dépit des fortes contestations venues - des défenseurs du "Paris historique" qui disparaît sous les coups de pioche, - des gardiens des deniers publics fondants comme neige au soleil, au point que Jules Ferry publie un pamphlet sur "les comptes fantastiques d'Haussmann " évalués à plus de deux milliards (or) récoltés par la Caisse des travaux de Paris créée à cette occasion - des Parisiens voyant la capitale en chantier perpétuel, envahie par des milliers d'ouvriers provinciaux, chargés de "démolir pour reconstruire". La contrepartie de cet afflux de population va être le grand élan donné au commerce et à l'industrie. Mais à côté de ses détracteurs, Haussmann a aussi ses partisans qui forment autour de lui une solide équipe, ce sont les : Viollet-
le-Duc, Alphand, Belgrand, Davioud, Hittorf, les frères Péreire, Rothschild, tous passés à la postérité.
Pour transformer l'ancien Paris en une ville nouvelle, il faut apporter "de l'air, de la lumière, de l'espace", mais surtout pour l'empereur et son préfet, obsédés par les révolutions de 1830 et de 1848, "il faut réaliser l'effondrement des quartiers populaires d'où naissent les émeutes et les barricades, créer un vaste réseau stratégique d'artères larges et rectilignes permettant aux troupes d'avancer rapidement pour maîtriser tous les foyers subversifs".

Les transformations du 10e

Haussmann
Haussmann,"démolisseur et bâtisseur"
(gravure tirée de J. des Cars et P. Pinon
"Paris-Haussmann, le pari d'Haussmann", éd. Picard 1991)

Ainsi sont conçues dans le pur goût "haussmannien" de la ligne droite, de la symétrie et de la perspective, les grandes croisées de Paris qui donnent son visage actuel à une grande partie de notre 10e arrondissement (le 5e jusqu'en 1860).
La première entreprise d'Haussmann est de tracer un axe du nord au sud, perpendiculaire à la Seine, pour desservir vers le centre de Paris les embarcadères (gares) de l'Est (dont la façade est refaite) et du Nord (reconstruit par Hittorf) ; ainsi est percé, dès 1853, le boulevard de Strasbourg qu'il qualifie "d'une des plus importantes routes internationales modernes" offrant une voie triomphale à la gare de l'Est et séparant les deux rues rivales que sont les Faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin. Le boulevard de Strasbourg est continué en ligne droite par celui de Sébastopol (inauguré en grande pompe le 5 avril 1858) puis par le boulevard Saint-Michel (1855-1859).
Ce plan est complété par la création au nord d'une grande voie oblique desservant également les deux gares, c'est le boulevard du Nord renommé boulevard de Magenta quand la mode fut venue de politiser le nom des rues à la gloire impériale. Cet axe mène en droite ligne vers la toute nouvelle place du Château-d'Eau (future place de la République) née de la large démolition du boulevard du Temple avec ses théâtres et du dégagement du boulevard Saint-Martin; le fleuron stratégique en est la construction en 1858 de la Caserne du Prince-Eugène (Caserne du Château-d'Eau puis Vérines) "C'est une belle caserne, une vraie forteresse carrée, contenant quelques milliers d'hommes qui peuvent faire feux croisés sur quatre voies. C'est un coin dangereux pour les idées subversives qui voudraient passer par là !". De l'autre côté du Faubourg-du-Temple, que l'on élargit à son débouché sur la place, Davioud implante face à la caserne, dans un souci d'équilibre et d'esthétique, les "Magasins Réunis". Il fait enlever la "Fontaine aux lions" devenue trop petite pour l'immensité de la place, la transporte aux abattoirs de La Villette (où on peut toujours la voir), et installe au centre du carrefour un nouveau château d'eau orné de majestueux lions, à son tour exilé place Daumesnil quand vint le règne de dame République.
Haussmann, toujours animé de visées stratégiques, se souvenant des retranchements des émeutiers de 1848 derrière le canal St-Martin, fait abaisser son niveau sur toute sa longueur, et le recouvre en partie jusqu'à La Bastille d'une voûte aménagée et plantée, c'est le boulevard de la reine Hortense (aujourd'hui Richard-Lenoir) qui doit permettre aux troupes de poursuivre directement les insurgés jusqu'au Faubourg-Saint-Antoine.
D'autres réseaux transversaux viennent ensuite compléter l'axe nord-sud : la rue Lafayette "je veux que ce soit une des percées les plus longues de Paris" conduisant tout droit aux temples du commerce "Les Grands Magasins", à celui de l'art lyrique "l'Opéra" et reliant les gares de l'Est et du Nord à la gare Saint-Lazare. L'arrondissement s'aère partout de grandes avenues
(Claude-Vellefaux, Parmentier…) avec de larges trottoirs (aux frais de la Ville et des propriétaires riverains, chargés aussi de leur balayage) agrémentés de deux rangées d'arbres, garnis de bancs de repos et de fontaines rafraîchissantes et d'élégants réverbères à gaz ; Victor Hugo de s'écrier alors " Le vieux Paris n'est plus qu'une grande promenade illuminée qui s'avance majestueuse et droite comme un I". La circulation des nouveaux omnibus à chevaux est également facilitée : les voies sont déchaussées de leurs pavés en grès mal équarris pour du porphyre ou du granit, elles sont à présent nettoyées par des machines balayeuses et arrosées à la lance.
Pour apporter tout le confort aux immeubles qu'une escouade d'architectes construit dans un style uniforme qualifié plus tard "d'hausmannien" et conformément à son plan d'assainissement, Haussmann demande que "l'eau arrive à discrétion dans les habitations et qu'il y ait un envoi immédiat des vidanges à l'égout", ainsi sont conçus par l'ingénieux Belgrand les immenses réseaux d'eau potable et de tout-à-l'égout de la capitale. Pour encore plus d'hygiène, il fait disparaître les marchés de plein air sous parapluie et, sans parler ici de la construction des halles de Baltard, il édifie sur leur modèle des marchés en architecture de fer et de fonte, sur le boulevard de Magenta : le marché Chabrol (aujourd'hui Saint-Quentin) et rue du Château-d'Eau : le marché Saint-Martin. Enfin dans un louable souci de soulager les misères humaines, Haussmann fait construire des hôpitaux et des hospices ; dans le 10e, il achève l'Hôpital du Nord (Lariboisière)
commencé sous Louis-Philippe et édifie La maison municipale de santé (aujourd'hui Fernand-Widal).
Puis il songe à l'agrandissement de Paris, en 1860 sont annexées les communes voisines, désormais Paris compte 20 arrondissements. Le terrain ne manque plus alors pour créer les parcs et jardins "qui doivent donner des poumons aux quartiers de la ville" comme l'écrit Louis Blanc ; ainsi le 10e, par sa proximité avec le 19e arrondissement, profitera-t-il de la verdure du beau parc des Buttes-Chaumont que crée de toutes pièces l'architecte paysagiste Alphand.
Le Paris rêvé et réalisé par Haussmann a donné à la capitale son cachet unique, mais toute médaille en or a souvent un revers un peu moins reluisant que son avers : pour débarrasser Paris de ses venelles obscures et de ses cours des miracles, il en a fallu détruire des monuments historiques ! pour construire le "Paris d'Haussmann", on a dû exproprier à tour de bras, engendrant une spéculation sans fin, surtout sur les terrains situés à l'ouest que seuls de riches acheteurs pouvaient acquérir ; ainsi se sont créés deux Paris : celui des beaux quartiers avec leurs somptueux monuments publics de style Napoléon III, avec leurs très cossus immeubles construits selon la règle haussmannienne de "mêmes hauteurs d'étages et mêmes lignes principales de façade offrant à la rue leurs nobles balcons de prestige", avec leurs riches hôtels particuliers élaborés dans un style les pastichant tous de l'Antiquité à la Renaissance, n'était-ce pas le moyen de faire revivre le passé détruit ? et de l'autre côté, à l'Est, se sont regroupés les quartiers populaires avec leurs immeubles de rapport pour petite bourgeoisie et leurs modestes maisonnées d'artisans et ouvriers, dire qu'il fut un temps où Napoléon III, dans un grand élan d'humanisme philanthropique, préconisait dans l'un de ses écrits "L'extinction du paupérisme" !
Mais ces deux Paris, aussi éloignés soient-ils dans leur esprit, sont à tout jamais reliés par les grandes artères haussmanniennes qui sont devenues aujourd'hui les "axes rouges" de notre civilisation toute automobile.

Jeannine Christophe

Château-d'Eau
La place du Château-d'Eau, sa fontaine
et le Diorama de Daguerre avant Haussmann.
(gravure, collection G. Hartmann)