La Gazette du Canal n° 24 - Dossier

(printemps 2000)

Le journal de tout le 10e arrondissement de Paris

Le 10e est-il branché ?

10e (1)
(Dessin : Claude Guisti.)
10e (2)
(Dessin : Claude Guisti.)



Typologies de la "branchitude"

"Nova" et "Libé" en parlent ; des bars et des boutiques aux airs de "déjà-vu quelque part vers Bastille", s'ouvrent sur le canal. Pour beaucoup, ces signes ne trompent pas : la branchouille débarque. Frémissement dans le quartier, d'aucuns s'inquiètent de cette soudaine "invasion". Fantasme ? Nouvelle forme de la peur de l'autre ? Qui sont ces individus et que cherchent-ils ?

Hier, on disait "chic", aujourd'hui on dit "tendance" ; quant au terme "branché", il est déjà tombé en désuétude. Il en va pour les mots comme pour les goûts et les couleurs : ils s'apprécient puis se déprécient. La mode fonctionne comme un marché chapeauté par une bourse des valeurs avec son système de cotes et de décotes. Il y circule des marchandises mais aussi des biens plus immatériels : des formes, des sons, des images, des représentations assez puissantes pour remodeler tout un paysage. Pourquoi un de ces objets prend-il soudain de la valeur, pourquoi un quartier en vient à focaliser l'attention ? Difficile de le savoir : on connaît l'exubérance irrationnelle des marchés. En revanche on peut tenter d'identifier les différents acteurs qui font valoir leurs intérêts dans le jeu des cotations.

Parvenus

Il y a les parvenus. Cadres, profs, indépendants, issus de la petite bourgeoisie. Par rapport à leurs parents, ils ont franchi un échelon social ou du moins ont pu se maintenir sur le même palier. Ils savent d'ailleurs ce qu'il en coûte et détestent l'arrogance d'une certaine élite parisianiste. Soucieux de la qualité de leur cadre de vie, ils rêvent d'une ville qui aurait la douceur, le charme et le pittoresque des photos de Doisneau, des films de Carné ou des chansons de Prévert. Ils apprécient les gens de peu, les restos ouvriers, les bistrots dans le style "bistrot" reconstitué, où l'on n'est pas incommodé par une musique trop agressive. Les membres de cette classe moyenne-supérieure parisienne développent un syndrome nostalgique qui leur est propre. Leur imaginaire se réfère volontiers à un âge d'or qui n'a jamais existé sinon dans les différentes expressions du réalisme-poétique. Pour eux, l'histoire est une chute qui nous éloigne toujours un peu plus du paradis situé dans un jadis ou un ailleurs idéalisé. Ils n'ont que des choses à perdre. C'est pourquoi ils sont généralement sensibles à tout ce qui porte un cachet d' "authenticité", à ce qui semble échapper au cours du temps et aux effets de mode. L' "authentique" à leurs yeux serait une sorte de méta-valeur stable, située au-dessus de toutes les autres, l'équivalent d'une Idée platonicienne : une essence immuable dans un ciel éternel. En réalité, l'"authentique" n'est que le nom qu'ils donnent à leurs propres représentations. Ils oublient simplement que ces représentations sont aussi conventionnelles que les autres, qu'elles relèvent d'un code que tout le monde ne partage pas. Marquées par le sceau d'une fabrication, elles n'échappent ni à l'histoire ni aux modes. Elles ne sont pas le reflet d'une nature, elles sont simplement la traduction des intérêts d'un groupe qui tente de faire passer ses goûts pour les seuls canons véritables du beau et du juste. Péché d'orgueil ou calcul inconscient dû probablement à une culture universaliste dont les parvenus se sentent dépositaires.
Longtemps, c'est le quartier Sainte-Marthe qui fut pour eux l'incarnation de l'"authenticité" urbaine parisienne. A présent, les "branchés" l'ont investi, regrettent-ils. Ces partisans de la mixité, d'une ville qui appartiendrait aux artisans, aux petits employés, aux émigrés autant qu'aux plus favorisés, pleurent la disparition des classes populaires. Ils ont pourtant eux-mêmes contribué à leur éviction hors des limites de la capitale tout en préparant le terrain à l'arrivée d'une nouvelle catégorie de population : les snobs

Snobs

Les snobs ne sont pas des novateurs mais des suiveurs. Ils n'inventent pas, ils imitent. Ils ne participent pas à l'élaboration des codes du bon goût, seulement à leur consécration. Leur ambition les empêche de prendre un quelconque risque ; ils veulent jouer gagnant. Ce qu'ils recherchent, c'est une part de prestige. Leur position sociale ne leur suffit pas, ils veulent tirer parti d'une gratification supplémentaire qui ne se traduit pas en termes pécuniaires mais symboliques. Aiguisés par un manque, ils fréquentent les lieux qui leur donneront la sensation d'être, au choix : plus raffinés, plus riches, plus importants. Ces endroits sont de vastes scènes sur lesquelles ils s'agglutinent, non parce qu'ils ont l'instinct grégaire mais parce qu'ils ont besoin d'un public pour obtenir leur dose de reconnaissance. Entre semblables, leur désir se satisfait : ils se renvoient les uns les autres l'image de ce qu'ils croient et veulent être. Les snobs se concentrent, ils ne se disséminent pas. C'est pourquoi ils donnent l'impression d'"envahir" les quartiers dans lesquels ils se rejoignent.
Dans le 10e, on les rencontre Chez Prune, sur les bords du canal. Les habitués travaillent dans la communication, la mode, les nouvelles technologies - des secteurs d'activité qui dépendent justement de facteurs plus ou moins rationnels tels que prestige et réputation. Bien souvent, dans ces domaines, la valeur ajoutée se bâtit sur du vent et des bruits de couloir : au sein de l'économie contemporaine, la production est devenue secondaire, ce qui compte c'est l'opinion, les croyances d'une caste de personnages influents. En somme, se retrouver Chez Prune, pour sa clientèle, c'est continuer le travail. Contrairement aux parvenus, les snobs d'aujourd'hui attachent une médiocre importance à la culture. Peu portés sur le patrimoine et les vieilles pierres, ils parlent de configuration Mac ou PC, de RAM et de Web : tout un lexique qui inspire encore la plus grande circonspection aux parvenus. La multiplication des boutiques d'assembleurs informatiques, l'installation dans les environs de start-up, ces petites sociétés liées à l'industrie de l'Internet, donnent un indice du degré de "branchitude" de l'arrondissement.

Dandys

Les dandys pour leur part, mettent un point d'honneur à ne pas faire comme tout le monde. Il sont étudiants, artistes, r-m-istes ou intérimaires : leurs statuts sont généralement indécis. Parmi la faune de ces noctambules le critère social n'est jamais discriminant. Inutile d'afficher ses réussites professionnelles, ce genre de critères n'est pas pertinent dans le milieu. Une telle ostentation passerait même pour une grossière faute de goût, un signe indubitable de vulgarité. La qualité requise ici, c'est le sens de la fête. Il faut savoir surprendre et faire preuve d'imagination. Parfois les poses sont savamment étudiées, parfois l'anti-conformisme est "sincère". Tant pis si on n'a pas l'argent, on tente de pallier ce manque avec des idées. Héritiers du surréalisme, les dandys pratiquent l'art du collage et des mélanges incongrus.

Le 9 billards a vu ainsi sa destinée se transformer. Dans la semaine, ce bar de la rue Saint-Maur est un tranquille repère d'amateurs de billard (comme son nom l'indique) où l'on sert un demi à dix francs ; le vendredi soir, une clientèle d'initiés s'y presse pour participer à des soirées techno. Il va sans dire qu'un dandy qui se veut tel changera de terrain de jeu aussitôt qu'il sentira la foule y affluer. Il ira persister ailleurs dans l'illusion que son anti-code de conduite n'est pas un code comme les autres.

Qui est quoi

Entre ces trois catégories les cloisons ne sont pas hermétiques : les valeurs circulent et s'échangent. Au cours de sa vie, un individu peut changer de groupe ou participer au trois simultanément. Mais à aucun moment il ne se définira lui-même comme un "branché", un "snob" ou quoi que ce soit d'autre. Tentez l'expérience. Entrez dans un bar et demandez à l'assistance : "y a-t-il un branché dans la salle ?" Peu de chances que vous obteniez une réponse tant l'appellation est péjorative. Le "branché" c'est toujours l'autre, un étranger aux moeurs post-modernes, une figure fantasmée qui sert à mieux distinguer "nous" et "eux". Mais attention, on risque toujours de devenir le branché de quelqu'un.
Le sujet qui projette une certaine image de l'autre peut à son tour devenir l'objet d'une projection. Est-on jamais sûr de savoir de quel côté du miroir l'on se trouve ?

Manu Loiret



De nouveaux immeubles pour des nouveaux riches

Après une période de vaches maigres, la construction de nos "chers" promoteurs semble renaître de ses cendres. Certes il n'y a pas pléthore de constructions dans le 10e, comme ce fut le cas il y a quelques années, mais après la digestion douloureuse des pertes colossales enregistrées par les investisseurs, ce qui a d'ailleurs entraîné nombre de faillites ou fusions-absorptions, la construction dopée dans un premier temps par la fameuse loi Périsol, - du jamais vu en France en terme d'avantages et d'allégements fiscaux, fortement encouragée maintenant par des taux d'intérêts très bas et qui ne peuvent que remonter assez rapidement - connaît une renaissance qui de nouveau entraîne les prix vers le haut et qui accentue encore plus l'écart entre le logement neuf et l'ancien.
En ce moment deux programmes sont en cours de réalisation : le premier se trouve quai de Valmy (merci le canal piéton) avec un grand immeuble en façade sur le quai et trois pavillons en arrière. Bien sûr, cet ensemble résidentiel est accessible à tous avec un minimum de 21 000 F le m2, c'est donné ! et ça permet au 10e de conserver son côté populaire.
Le deuxième programme est du même tonneau "Le Carré vert", qui se situe juste derrière l'hôpital Fernand-Widal et à proximité immédiate des voies SNCF de la gare de l'Est. Ce programme reprend les locaux des Petites soeurs des pauvres (ne riez pas !) pour construire également des appartements bien groupés autour d'un petit jardin, d'où son nom "Le Carré vert", et du côté des prix, malgré la chapelle conservée au milieu, pas de miracle, ils s'envolent vers le ciel à 21 000 F le m2 sans parking ici aussi. Et bien sûr les prières du promoteur ont été exaucées, beaucoup d'appartements ont déjà trouvé preneur. Rien n'est à louer dans cet ancien couvent !

Alain Jouffroy



Les choses bougent, quartier des portes

C'est notre lieu de vie et d'amour, ce quartier prénommé des Portes, en raison des deux arcs de triomphe conquérants qui marquent sa frontière sud.

Il y a encore peu, un de nos décideurs questionnait : "y aurait-il des habitants dans ce quartier ? Nous croyions qu'il n'y avait que des activités économiques." Oui, les habitants existent. Et ils se rassemblent, se battent pour faire connaître leur quartier et l'améliorer. Y aurait-il toujours quelques points noirs dans ce quartier si central, historique, si peuplé et accueillant, cosmopolite, où logent deux des plus grandes gares d'Europe, d'où démarrent les réseaux de métro les plus performants, où se concentre la taxe professionnelle la plus rentable ?
Nous avons encore quelques soucis cachés sous les dorures de la fête : quelques sombres histoires de deal, quelques immeubles déglingués qui vont nous tomber dessus, quelques taggers allumés, quelques afficheurs sauvages, quelques urineurs fous qui adorent nos porches et nos passages et surtout des centaines d'autos, de camions.
Les voitures ? Trop sur la chaussée pour que ça roule : ah, les charmes du surplace ! Trop, pour que ça puisse se garer malgré, par endroit, deux lignes illicites de stationnement en plus de celle en parcmètres. Trop, pour que ça s'aère et qu'on respire. On dit qu'ici, c'est pire qu'ailleurs.
Et les trottoirs ? Trop étroits pour que ça marche, les piétons, les enfants, les poussettes, les rollers. Trop justes pour les étals du faubourg-marché, les (trop) rares terrasses, les étalages des bazars. On n'y marche pas, on slalome et s'y bouscule. Tenter de bavarder sur place y tient de l'expérience musclée ! C'est tout un art de ne pas bouger…
Les choses bougent ? Une (semi) piétonnisation se met doucement en route dans le Faubourg-Saint-Denis. On a récemment ajouté un feu tricolore pour les écoliers à l'angle des rues de Metz et Saint-Denis. Cette piétonnisation se bornera-t-elle à la toute petite partie prévue dans le plan de réaménagement des Grands Boulevards ?
Les choses bougent ? Par la lutte et la pétitionnite : pour la semi-piétonnisation, comme avant pour la rue Martel où on a gagné du trottoir, mais aussi contre la drogue (manif "Dis leur non aux dealers") et contre l'insécurité espace Baccarat (sur l'axe du deal : porte Saint-Denis, Petites-Ecuries, Martel, Paradis), pour la suppression de la sanisette devant la poste du boulevard de Strasbourg où Decaux abrite un commerce zarbi…
Les choses bougent ? Les habitants, nos associatifs se battent aussi contre l'inertie constatée plus que dénoncée (respect de gauche oblige) de notre mairie d'arrondissement, trop confortablement retranchée derrière son impuissance contre l'Hôtel de Ville. Pourquoi une telle inertie face à la dégradation du petit commerce de proximité et la prolifération galopante de certaines enseignes ? Pourquoi cette tranquillité d'esprit face aux tags et graffitis, à l'affichage sauvage de tous bords, aux masses de cheveux de tous poils jonchant Strasbourg et Château-d'Eau, à la décontraction amusée des livreurs et autres stationneurs en double file (les pistes cyclables s'arrêtent au Sébasto) ?

Les choses "bougent"

Bouge ? rue de Metz : quand sera-t-elle concédée aux entraînements de skate et de roller le dimanche ?
Bouge ? cour des Petites écuries : à quand des arbres dans cette place de village, où d'aucuns rêvent même de jeux de balles avec ou sans filet ?
Bouge ? l'hôpital Saint-Lazare : quid d'un grand jardin et d'équipements sportifs et de loisirs de proximité pour les jeunes ?
Bouge ? couvent des Récollets-Villemin : enfin du nouveau !
Bouge ? la maison des associations sur le 10e : où ça ?
Bouge ? la maison de quartier : qu'est-ce que c'est : la mairie ?
Bouge ? le mobilier urbain et l'éclairage : c'est glauque ?

Oui, les choses bougent !

Nous nous réjouissons de savoir que la démocratie locale va sortir de sa torpeur.
Oui, les choses bougent !
La Porte Saint-Denis a perdu ses échafaudages : Elle pouvait tenir debout sans eux, et qu'elles sont belles nos Portes maintenant ! Il est pas beau notre quartier ?
Les arches du passage de l'Industrie, à leur tour, se sont prises pour nos Portes et les voilà dans leur nouvelle jeunesse.
Nous n'en croyons pas nos yeux : le passage Brady va enfin être restauré. C'est ce "à l'identique" qui n'est pas si rassurant (voir le Prado triste dès la tombée du jour).
Peut-on espérer que les "Passages", un jour, ne seront plus ce qu'ils sont encore, à la seule charge de la copropriété, et donc une zone de non-droit dans laquelle l'autorité publique censée nous gouverner ne peut mettre son nez.
Même, ici et là, des ateliers de confection sont remplacés par de jeunes créateurs (et le travail clandestin reflue dans les appartements et les caves).
Alors c'est le bonheur pour les jeunes qui viennent s'installer ici ("Je n'avais jamais vu autant d'enfants dans le 10e" s'exclamait récemment notre décideur déjà cité).
Non, dit une amie, un rien teigne, le quartier ne bouge pas: on résiste, lui vacille.
Alors ? Quand les habitants grincheux vont-ils cesser de récriminer, les commerçants de geindre et quand les édiles pourront-ils aller flâner aux champs !

Michel Motu



Magenta, une bataille ?

Magenta c'est, tout d'abord, une petite ville d'Italie. Puis Mac Mahon y gagna une bataille face aux Autrichiens, c'était en juin 1859. Pour commémorer ce glorieux événement, le baron qui charcuta Paris à grand coup de boulevards en baptisa un en cet honneur. Mais aujourd'hui est-ce que beaucoup d'automobilistes qui empruntent Magenta vers la République pour rejoindre la Nation se souviennent de cet épisode du second Empire ?

Quand ces pauvres bipèdes coincés derrière leur volant entendent ces trois syllabes épelées par la voie apaisante de l'animatrice radio, ils ne comprennent qu'une chose : ils vont livrer leur propre bataille, celle de la circulation.
À son tour la SNCF s'est accaparée du nom pour nommer sa nouvelle gare enterrée sous les deux autres déjà installées dans le 10e. Ainsi le quartier agrandit-il sa collection sur les chemins de fer. Les cheminots ont transformé cet espace restreint de l'arrondissement en parc urbain de l'épopée du rail, avec de vrais trains emportant des vrais voyageurs. Vous pensez que je déraille ? Je vous met au défi de trouver un endroit avec une telle concentration d'espèces ferroviaires. Entre deux pâtés de maison il y circule au quotidien des locomotives diesel et des tractions électriques des années 70, des tortillards de banlieue côtoient les pédants Eurostar et Thalys. Les uns traînent en banlieue tandis que les autres franchissent les frontières à 250 km/h. Aussi, mais il se mérite, vous pouvez admirer à la gare de l'Est le roi du rail. Pour ceci, il vous faudra étudier le calendrier et connaître les habitudes de sa majesté le Simplon-Orient-Express. Ce n'est pas tous les jours que l'on peut observer un spécimen rare. Tapis rouge et orchestre pour l'embarquement en voitures, que du beau monde, comme dans une nouvelle pour dames de Somerset Maugham. Destination Venise, les gondoles attendent. Quelquefois les trains vapeurs pour touristes terminent en panache cet inventaire ferroviaire à la Prévert.
"En sortant de l'école nous avons rencontré un grand chemin fer qui nous a emmené tout autour de la terre". Les instituteurs du quartier peuvent mettre en pratique cette récitation, leurs écoliers pourraient rejoindre dans ce train imaginé par le poète les villes de Londres, Bruxelles, Vienne, Francfort, Budapest ou Bucarest, et encore Pékin via l'Allemagne avec un changement à Moscou, mais aussi Ozoir -la-Ferrière, Chelles et Saint-Denis. Si ce n'est pas le tour de la terre, c'est déjà ça.

Parc urbain de chemin de fer

Revenons, ou plutôt redescendons à Magenta, la cadette des gares construite pour la nouvelle ligne Eole du RER. Enfouie sous ses soeurs époque Louis-Philippe, elle se catalogue dans le style souterrain fin XXe. Les architectes ont réalisé une belle construction pour des milliers de franciliens. Au travers d'une verrière le soleil éclaire le puits principal ou des escaliers de bois s'intercalent avec des ascenseurs métalliques enrobés de verre pour vous emmener vers les profondeurs. Au fur et à mesure de la descente, petit à petit et sans brutalité la lumière naturelle laisse sa place à un éclairage artificiel diffusé par des lampes colorées au design moderne. Sur les immenses quais, le béton, le marbre et le métal se sont donnés rendez-vous pour vous faire patienter confortablement pendant les quelques minutes d'entracte entre deux rames. Des panneaux affichent tout le long de votre parcours la destination, l'heure et la situation des trains. Les annonces vocales sont audibles et compréhensibles, c'est bien pour les non voyants. L'ingénieur du son a bien oeuvré, mais il est dommage que beaucoup d'erreurs viennent gâcher son ouvrage, de quoi se perdre ou se tromper de train. Car il faut bien l'avouer, le parcours et l'orientation sont les points faibles de Magenta. Certes, que de place, que de volume, encore bravo Messieurs les architectes. Hélas, c'était sans compter sur les habitudes. C'est un fait établi, le Français n'aime pas le changement. Celui-ci fut trop brusque pour eux, si accoutumés aux bousculades des couloirs de correspondances où tout le monde se suit à la queue-leu-leu. Livrés à eux-mêmes dans un tel espace tridimensionnel, démentiel, il leur a fallu plusieurs mois pour trouver leur chemin et le bon passage d'une gare à une autre. Heureusement la SNCF ne veut pas perdre ses clients en les semant dans les catacombes du 10e. Les premiers mois, un bataillon d'hôtesses est venu en renfort pour assister les gens à trouver la bonne voie. Puis plus tard, des plaques métalliques indiquant les points cardinaux sont apparues dans le sol. Plus question de perdre le nord dans la liaison est-ouest. Ces boussoles indiquent également la profondeur par rapport au niveau de la rue, "vous êtes à 29 m sous le niveau de la rue". C'est pratique de le savoir pour calculer les paliers de décompression.

Ascenseur farceur

Car Eole et Magenta n'aiment pas la surface, comme les cétacés marins qui se sentent à l'abri en profondeur. S'il faut 4 minutes pour relier Magenta à Haussman (la station, pas le baron), comptez en autant pour remonter du quai jusqu'au pôle Alsace. Ce maudit ascenseur, identifié par le code ASA4, fera tout pour vous retenir avec ses pannes et son fonctionnement burlesque. Il faut d'abord appuyer sur le bon bouton, pas facile de s'y retrouver avec ces bouts de papier recollé sur le texte original gravé sur la plaque de commande. Les lettres en braille, elles, ne sont toujours pas corrigées, si les aveugles ne se sont pas trompés de train à cause d'une fausse annonce, cette farce va les égarer définitivement dans les niveaux intermédiaires. Quand enfin vous toucherez du pied le pôle Alsace situé à 54,70 m au-dessus du niveau de la mer, c'est indiqué, souvenez-vous que vous êtes en zone partagée avec les voitures. C'est lorsque les cachalots refont surface que les attendent les pêcheurs. Méfiez-vous en traversant la rue La Fayette une auto pourrait vous harponner, aucun feu rouge à cet endroit. Il paraît qu'un souterrain sous la rue d'Alsace va être creusé, de la sorte les piétons seront moins exposés à leurs prédateurs. En considérant que la rue d'Alsace est plane et sachant que son escalier comporte 52 marches de 15 centimètres, on en déduit que la gare de l'Est se hisse à 46,90 mètres au-dessus du canal de Suez à Port-Saïd. Je ne connais pas l'altitude de la ville de Lombardie mais saviez vous que c'est depuis cette bataille que l'on désigne la couleur rouge foncé, celle du sang des victimes, du nom de Magenta. Décidément cette bataille a laissé des traces.

Gérald Masnada



Mauve baba, vert boubou et jaune Lili !

Depuis qu' "Antoine et Lili", une société de prêt-à-porter, est venue s'installer sur le quai de Valmy, le canal Saint-Martin a pris des couleurs de bébés joufflus.

Ici, le menu est exotique et les plats sont étrangers : le jambon-beurre reste au vestiaire, il est remplacé par une saveur plus piquante, qui frise l'au-delà du monde, juste à côté de l'extrémité du bout : c'est l'approche choisie par Antoine et Lili, quatre adresses dans Paris (6e, 10e, 16e et 18e), 4 en province, et une implantation dans sept pays étrangers. Mais attention, les rumeurs de succursales de sectes sont malvenues et déplacées. Les bruits qui courent dans le quartier auraient tendance à mettre les nerfs à bout d'une équipe pourtant particulièrement cool et zen ! : "Certes, nous avons été les premiers à mettre de l'encens dans un magasin qui vend des habits, et maintenant tout le monde nous imite, certes on accepte des gens de toutes les religions, certes on trouve autant Bouddha que le Christ dans nos boutiques ! Pourtant, les sectes, franchement, on déteste. Mais ne dit-on pas que le prochain millénaire sera spirituel !" suggère l'un des marchands du temple…
Alors pourquoi toutes ces bondieuseries ? L'idée est de proposer des habits du monde entier, avec une région du monde déclinée pour chaque collection. L'hiver dernier, le thème était la Mongolie, suivi en été par l'Inde. Cet hiver, on propose la cordillère des Andes, et l'été prochain, ce sera le Japon. Or, le concept associe aux vêtements des objets originaires de la région retenue. La référence avec le baba-coolisme n'est pas voulue, le but recherché est d'être tendance et air du temps. Bon ! Alors l'influence est-elle Santa Fé ? Encore une erreur, sauf que l'un des initiateurs était chez Chevignon, à la grande époque de la maison.
L'implantation dans le 10e est justifiée par le fait que dans le quartier, le mélange des populations et des genres va bien avec la démarche. Trois boutiques se jouxtent, formant "le village" : La première, mauve baba, propose les collections de vêtements et les produits folkloriques dérivés. La seconde décline une sorte de jungle avec des plantes vert-boubous associées à une exposition d'oeuvres d'art (la fausse commode en plâtre est très réussie), et la troisième, qui vient d'ouvrir, propose des boissons jaunes, fortement diurétiques, en provenance du monde entier.
Ainsi, de fil en aiguille, le canal se taille un nouveau costard. Les riverains qui ont usé leur fond de culotte dans le quartier vont-il retourner leur veste en voyant tout ce beau linge arriver ? Il n'est pas évident que tout le monde arrive à tirer son épingle du jeu ! Espérons tout de même que ces nouveaux venus dans le quartier n'auront pas trop de revers.

Benoît Pastisson

Antoine et Lili,
95, quai de Valmy Tél.: 01 40 37 41 55
http://www.antoineetlili.com

Antoine & Lili
Les couleurs des facades ne laissent pas indifférents. Quelques uns s'en étranglent
au point d'en alerter aux pouvoirs public pour nuisance, d'autres adorent, la plupart
n'ont pas de réaction, trouvant simplement que cela met un peu de couleurs.