" D'l'autre côté d'la rue ", il y a le 19e arrondissement
Aux confins nord-est de notre arrondissement court sur 1 km 800 de long et 42 m de large au minimum le boulevard de la Villette, entre 10e arrondissement (pour les numéros impairs) et 19e (pour les pairs). Curieusement c'est dans ce dernier, que se trouvent les sites les plus marquants de notre promenade panoramique sur ce boulevard, côté soleil !
Historiquement il résulte de la démolition
en 1860 de l'impopulaire enceinte fiscale des Fermiers généraux, ces percepteurs
de Louis XVI chargés de la répression des fraudes. Elle séparait le libre village
extra-muros de Belleville la champêtre, où le vin coulait à flot sans être taxé,
des boulevards intra-muros, eux sous octroi, de la Chopinette, du Combat, des Buttes-Chaumont
et de la Villette réunis sous cette dernière appellation en 1864. Les chemins de
ronde intérieur et extérieur du fameux mur d'enceinte qui " mettait Paris
en prison en le murant et le rendant murmurant " étaient ponctués d'une
cinquantaine de luxueux pavillons d'octroi élevés par un architecte au génie délirant
Claude-Nicolas Ledoux. Il construisit là de véritables petits temples à l'antique :
les propylées de Paris pour " la splendeur de la première cité du monde ",
mais contre lesquels se révoltèrent les Parisiens outrés de ces somptuaires dépenses
pour des " guérites ridicules servant plus à loger fastueusement les commis
du roi qu'à prélever l'octroi ".
Un de ces rares monuments rescapés (avec ceux du parc Monceau, des places de la
Nation et de Denfert-Rochereau) des tourmentes de l'histoire est ce petit bijou
architectural qu'est la Rotonde de la Villette ornant la place de la Bataille
de Stalingrad. Ici, Ledoux s'est fortement inspiré de la villa Rotonda de
Palladio à Vicence au point de la nommer comme son modèle La Rotonde. Cette
figure de proue du canal aura été le témoin de bien des événements : la fuite
à Varennes de Louis XVI en 1791 ; les défilés glorieux de la Garde impériale
après la campagne de Prusse en 1807 ; l'armistice de 1814 signé Au Petit
Jardinet, cabaret tout proche ; l'entrée à Paris de Louis XVIII en 1814 ;
les sanglantes émeutes de la révolution de Juillet 1830 ; les destructions
incendiaires de la Commune et plus près de nous, la visite de la famille royale
d'Angleterre arrivant à Paris par le canal, la reine tout de jaune vêtue. Classée
monument historique en 1907, la rotonde est aujourd'hui affectée à la conservation
des biens archéologiques de la capitale ; sa vie paisible s'égaye parfois des
cris des enfants attirés par les fêtes foraines et les cirques qui s'installent
périodiquement au pied de son perron.
Si au nord, elle jouit d'une vue imprenable sur le bassin de la Villette, admirablement
remis en valeur, elle est hélas au sud ceinturée jusqu'à l'étranglement par la
voie aérienne du métro qui la fait vibrer dans un incessant vacarme métallique.
Le sous-sol évidé par les anciennes carrières, les voies de chemins de fer et la
présence du canal ont contraint en 1902 les ingénieurs à percher sur un viaduc de
2 km la ligne n° 2 du métro, aérien jusqu'à la station Jean-Jaurès, il s'engouffre
ensuite, après une descente vertigineuse, sous terre à la hauteur de la place
du Colonel-Fabien. Celle-ci animée par une forte circulation automobile et piétonne
l'était tout autant quand elle s'appelait place du Combat. Ce nom belliqueux
lui vient des combats d'animaux qui se pratiquaient dès 1781 sur cet ancien terrain
vague aménagé en arène ; c'étaient essentiellement des luttes de taureaux avec
mise à mort, mais aussi de féroces affrontements entre chiens, loups, ours et autres
animaux sauvages bardés de pétards ; le spectacle se terminait par des feux
d'artifice attirant une nombreuse assistance ; interdits en 1843, les combats
existaient encore clandestinement au début du 20e siècle, puisqu'Émile
Zola se souvient qu'enfant son père l'em-menait là le dimanche voir des combats
de coqs.
La
place fut débaptisée en 1945 pour rece-voir le nom de Colonel-Fabien qui évoque
un tout autre combat, celui de Pierre Georges dit le Colonel Fabien, jeune
communiste FFI, mort à 25 ans face à l'ennemi. Aujourd'hui, non seulement la place
le commémore mais une plaque a été apposée sur la maison du 100, boulevard de la
Villette qu'il habita avec son père, fusillé en tant que résistant.
Mais cette
place est autrement renommée, car c'est sur elle que se porta en 1965 le choix du
Parti communiste français pour y édifier son siège ; Oscar Niemeyer, l'architecte
de Brasilia, lui fit don de son art pour concevoir cette " maison de verre
qui devait apporter un changement de mentalité chez les jeunes et donner un nouvel
aspect au quartier ", il ne croyait pas si bien dire puisque cette réalisation
futuriste de verre et de béton aux courbes harmonieuses fut le départ d'une vie
nouvelle pour l'ex-place du Combat : militants, visiteurs, télévisions du monde
entier s'y pressent pour des événements les plus variés dont tout dernièrement l'entrouverture
des archives du Parti au grand public et encore plus inattendu, le 14 mars 1998,
l'entrée au siège du PC de " la mode spoutnik ", comme le titrait Le
Monde, avec le défilé des mannequins d'André Walker sous la coupole. Avant de
quitter la place, jetons un regard vers la station de métro Colonel-Fabien, ex-Combat,
rebaptisée en même temps que la place, et classée monument historique pour son entrée
caractéristique du style bouche de métro de Guimard.
Notre promenade sur le boulevard
de la Villette nous mène à présent au n° 60, où fut créée par la Ville de Paris
en 1873 la première école professionnelle : le collège puis le lycée technique
Diderot où étaient enseignés les métiers du bois et du fer ; il comptait 13
élèves la première année, 120 l'année suivante, puis par la suite ce furent des
centaines de mécaniciens, fraiseurs, ajusteurs, etc. qui sortirent de cette école
jusqu'à sa fermeture pour cause de péril en juin 1996. Le bâtiment fut immédiatement
squatté par des artistes regroupés en un centre culturel le Pôle Pi animant
le lieu et le boulevard de manifestations artistiques les plus diverses. Ils vécurent
là jusqu'à leur expulsion manu militari par la police en février 1998. Aux dernières
nouvelles, le lycée devrait être transformé en un centre de formation de la coiffure
et en résidence pour des lycéens du technique, le boulevard redeviendrait ainsi
le " Boul'Mich " de l'Est parisien.
Tout à côté, au n° 58, bombant
fièrement sa façade décorée d'honorifiques médailles gagnées à de nombreux concours
gastronomiques, la maison Alexandre Bornibus qui, depuis 1855, procure " la
santé sur notre table " grâce à ses condiments de luxe dont sa célèbre
moutarde, fort appréciée des fins gourmets que furent Alexandre Dumas et Curnonsky.
Fabrique, bureaux et logement de la famille Bornibus étaient installés là depuis
1927. L'année 1995 vit la fermeture définitive de la maison. Des entrepreneurs en
bâtiment sont en train de vider les lieux avant de les transformer en lofts d'habitation
sur lesquels régnera sans doute encore l'âcre odeur vinaigrée et salée des condiments.
Au-dessus
de l'ex-maison Bornibus, d'immenses lettres blanches sur une bâtisse en briques
rouges signalent de très loin le garde-meubles Odoul. Cet expatrié du 51, rue Bichat
dans le 10e, a trouvé dans le 19e arrondissement les terrains
nécessaires pour édifier en 1933 cette construction conçue à usage exclusif de garde-meubles,
véritable prouesse technique des architectes Beaudoin et Lods, grands prix de Rome ;
elle est réalisée en fer, briques et béton armé et occupe six immeubles sur plusieurs
niveaux ; un puissant monte-charge de plus de huit tonnes, unique dans Paris,
élève les camions sur dix étages, où se succèdent les entrepôts et chambres fortes,
véritables cavernes d'Ali Baba. Cette entreprise centenaire, est aujourd'hui tenue
par les arrières petits-enfants du fondateur : Sylvie Odoul et son cousin font
aimablement visiter ces lieux impressionnants et vous mènent jusqu'à la terrasse
de l'immeuble principal, véritable belvédère d'où l'on découvre tout Paris.
Et
puis un peu plus loin, nous voilà au n° 4 : un imposant immeuble moderne
de pierres ocres sur lesquels le soleil projette l'ombre des platanes du boulevard
abrite le siège de la CFDT, installé là depuis 1984. Le boulevard de la Villette
déroule ainsi son long parcours tranquille entre PC et CFDT. Ici fut posée en 1871
la première fontaine Wallace offerte à la Ville par le mécène Sir Richard Wallace,
Aristide Bruant la célébra avec ce couplet chanté par un petit titi bellevillois :
" L'été,
quand ej'cuit dans mon jus,
Quand j'ai trop chaud, que j'nen peux pus,
Ej'
vas m'offrir un verr'de glace
A la Wallace "
Le terme de notre promenade est le carrefour où se finit le boulevard au croisement de quatre arrondissements : les 19e, 20e, 11e et 10e, découpage voulu par l'administration pour mieux maîtriser les émeutes populaires qui éclataient si facilement dans ce secteur de la capitale. Témoin de cette singularité était le magasin à l'enseigne des " quatre arrondissements " spécialisé dans la confection de vêtements pour hommes et femmes, devenu aujourd'hui super-marché asiatique, il garde à jamais gravées sur la façade les lettres de son ancien nom, mais là c'est une toute autre histoire car nous sommes revenus dans notre 10e arrondissement.
Jeannine Christophe