La Gazette du Canal n° 23 - Histoire

(printemps 1998)

Le journal de tout le 10e arrondissement de Paris

" D'l'autre côté d'la rue ", il y a le 19e arrondissement

Aux confins nord-est de notre arrondissement court sur 1 km 800 de long et 42 m de large au minimum le boulevard de la Villette, entre 10e arrondissement (pour les numéros impairs) et 19e (pour les pairs). Curieusement c'est dans ce dernier, que se trouvent les sites les plus marquants de notre promenade panoramique sur ce boulevard, côté soleil !

Historiquement il résulte de la démolition en 1860 de l'impopulaire enceinte fiscale des Fermiers généraux, ces percepteurs de Louis XVI chargés de la répression des fraudes. Elle séparait le libre village extra-muros de Belleville la champêtre, où le vin coulait à flot sans être taxé, des boulevards intra-muros, eux sous octroi, de la Chopinette, du Combat, des Buttes-Chaumont et de la Villette réunis sous cette dernière appellation en 1864. Les chemins de ronde intérieur et extérieur du fameux mur d'enceinte qui " mettait Paris en prison en le murant et le rendant murmurant " étaient ponctués d'une cinquantaine de luxueux pavillons d'octroi élevés par un architecte au génie délirant Claude-Nicolas Ledoux. Il construisit là de véritables petits temples à l'antique : les propylées de Paris pour " la splendeur de la première cité du monde ", mais contre lesquels se révoltèrent les Parisiens outrés de ces somptuaires dépenses pour des " guérites ridicules servant plus à loger fastueusement les commis du roi qu'à prélever l'octroi ".
Un de ces rares monuments rescapés (avec ceux du parc Monceau, des places de la Nation et de Denfert-Rochereau) des tourmentes de l'histoire est ce petit bijou architectural qu'est la Rotonde de la Villette ornant la place de la Bataille de Stalingrad. Ici, Ledoux s'est fortement inspiré de la villa Rotonda de Palladio à Vicence au point de la nommer comme son modèle La Rotonde. Cette figure de proue du canal aura été le témoin de bien des événements : la fuite à Varennes de Louis XVI en 1791 ; les défilés glorieux de la Garde impériale après la campagne de Prusse en 1807 ; l'armistice de 1814 signé Au Petit Jardinet, cabaret tout proche ; l'entrée à Paris de Louis XVIII en 1814 ; les sanglantes émeutes de la révolution de Juillet 1830 ; les destructions incendiaires de la Commune et plus près de nous, la visite de la famille royale d'Angleterre arrivant à Paris par le canal, la reine tout de jaune vêtue. Classée monument historique en 1907, la rotonde est aujourd'hui affectée à la conservation des biens archéologiques de la capitale ; sa vie paisible s'égaye parfois des cris des enfants attirés par les fêtes foraines et les cirques qui s'installent périodiquement au pied de son perron.
Si au nord, elle jouit d'une vue imprenable sur le bassin de la Villette, admirablement remis en valeur, elle est hélas au sud ceinturée jusqu'à l'étranglement par la voie aérienne du métro qui la fait vibrer dans un incessant vacarme métallique. Le sous-sol évidé par les anciennes carrières, les voies de chemins de fer et la présence du canal ont contraint en 1902 les ingénieurs à percher sur un viaduc de 2 km la ligne n° 2 du métro, aérien jusqu'à la station Jean-Jaurès, il s'engouffre ensuite, après une descente vertigineuse, sous terre à la hauteur de la place du Colonel-Fabien. Celle-ci animée par une forte circulation automobile et piétonne l'était tout autant quand elle s'appelait place du Combat. Ce nom belliqueux lui vient des combats d'animaux qui se pratiquaient dès 1781 sur cet ancien terrain vague aménagé en arène ; c'étaient essentiellement des luttes de taureaux avec mise à mort, mais aussi de féroces affrontements entre chiens, loups, ours et autres animaux sauvages bardés de pétards ; le spectacle se terminait par des feux d'artifice attirant une nombreuse assistance ; interdits en 1843, les combats existaient encore clandestinement au début du 20e siècle, puisqu'Émile Zola se souvient qu'enfant son père l'em-menait là le dimanche voir des combats de coqs. La place fut débaptisée en 1945 pour rece-voir le nom de Colonel-Fabien qui évoque un tout autre combat, celui de Pierre Georges dit le Colonel Fabien, jeune communiste FFI, mort à 25 ans face à l'ennemi. Aujourd'hui, non seulement la place le commémore mais une plaque a été apposée sur la maison du 100, boulevard de la Villette qu'il habita avec son père, fusillé en tant que résistant.
Mais cette place est autrement renommée, car c'est sur elle que se porta en 1965 le choix du Parti communiste français pour y édifier son siège ; Oscar Niemeyer, l'architecte de Brasilia, lui fit don de son art pour concevoir cette " maison de verre qui devait apporter un changement de mentalité chez les jeunes et donner un nouvel aspect au quartier ", il ne croyait pas si bien dire puisque cette réalisation futuriste de verre et de béton aux courbes harmonieuses fut le départ d'une vie nouvelle pour l'ex-place du Combat : militants, visiteurs, télévisions du monde entier s'y pressent pour des événements les plus variés dont tout dernièrement l'entrouverture des archives du Parti au grand public et encore plus inattendu, le 14 mars 1998, l'entrée au siège du PC de " la mode spoutnik ", comme le titrait Le Monde, avec le défilé des mannequins d'André Walker sous la coupole. Avant de quitter la place, jetons un regard vers la station de métro Colonel-Fabien, ex-Combat, rebaptisée en même temps que la place, et classée monument historique pour son entrée caractéristique du style bouche de métro de Guimard.
Notre promenade sur le boulevard de la Villette nous mène à présent au n° 60, où fut créée par la Ville de Paris en 1873 la première école professionnelle : le collège puis le lycée technique Diderot où étaient enseignés les métiers du bois et du fer ; il comptait 13 élèves la première année, 120 l'année suivante, puis par la suite ce furent des centaines de mécaniciens, fraiseurs, ajusteurs, etc. qui sortirent de cette école jusqu'à sa fermeture pour cause de péril en juin 1996. Le bâtiment fut immédiatement squatté par des artistes regroupés en un centre culturel le Pôle Pi animant le lieu et le boulevard de manifestations artistiques les plus diverses. Ils vécurent là jusqu'à leur expulsion manu militari par la police en février 1998. Aux dernières nouvelles, le lycée devrait être transformé en un centre de formation de la coiffure et en résidence pour des lycéens du technique, le boulevard redeviendrait ainsi le " Boul'Mich " de l'Est parisien.
Tout à côté, au n° 58, bombant fièrement sa façade décorée d'honorifiques médailles gagnées à de nombreux concours gastronomiques, la maison Alexandre Bornibus qui, depuis 1855, procure " la santé sur notre table " grâce à ses condiments de luxe dont sa célèbre moutarde, fort appréciée des fins gourmets que furent Alexandre Dumas et Curnonsky. Fabrique, bureaux et logement de la famille Bornibus étaient installés là depuis 1927. L'année 1995 vit la fermeture définitive de la maison. Des entrepreneurs en bâtiment sont en train de vider les lieux avant de les transformer en lofts d'habitation sur lesquels régnera sans doute encore l'âcre odeur vinaigrée et salée des condiments.
Au-dessus de l'ex-maison Bornibus, d'immenses lettres blanches sur une bâtisse en briques rouges signalent de très loin le garde-meubles Odoul. Cet expatrié du 51, rue Bichat dans le 10e, a trouvé dans le 19e arrondissement les terrains nécessaires pour édifier en 1933 cette construction conçue à usage exclusif de garde-meubles, véritable prouesse technique des architectes Beaudoin et Lods, grands prix de Rome ; elle est réalisée en fer, briques et béton armé et occupe six immeubles sur plusieurs niveaux ; un puissant monte-charge de plus de huit tonnes, unique dans Paris, élève les camions sur dix étages, où se succèdent les entrepôts et chambres fortes, véritables cavernes d'Ali Baba. Cette entreprise centenaire, est aujourd'hui tenue par les arrières petits-enfants du fondateur : Sylvie Odoul et son cousin font aimablement visiter ces lieux impressionnants et vous mènent jusqu'à la terrasse de l'immeuble principal, véritable belvédère d'où l'on découvre tout Paris.
Et puis un peu plus loin, nous voilà au n° 4 : un imposant immeuble moderne de pierres ocres sur lesquels le soleil projette l'ombre des platanes du boulevard abrite le siège de la CFDT, installé là depuis 1984. Le boulevard de la Villette déroule ainsi son long parcours tranquille entre PC et CFDT. Ici fut posée en 1871 la première fontaine Wallace offerte à la Ville par le mécène Sir Richard Wallace, Aristide Bruant la célébra avec ce couplet chanté par un petit titi bellevillois :

" L'été, quand ej'cuit dans mon jus,
Quand j'ai trop chaud, que j'nen peux pus,
Ej' vas m'offrir un verr'de glace
A la Wallace "

Le terme de notre promenade est le carrefour où se finit le boulevard au croisement de quatre arrondissements : les 19e, 20e, 11e et 10e, découpage voulu par l'administration pour mieux maîtriser les émeutes populaires qui éclataient si facilement dans ce secteur de la capitale. Témoin de cette singularité était le magasin à l'enseigne des " quatre arrondissements " spécialisé dans la confection de vêtements pour hommes et femmes, devenu aujourd'hui super-marché asiatique, il garde à jamais gravées sur la façade les lettres de son ancien nom, mais là c'est une toute autre histoire car nous sommes revenus dans notre 10e arrondissement.

Jeannine Christophe