La Gazette du Canal n° 21 - Histoire

(automne 1997)

Le journal de tout le 10e arrondissement de Paris

Le feuilleton de l'été 1899 :
le premier « Fort-Chabrol »

Fort-Chabrol : cette expression lancée par Le Petit Journal est passée dans notre langue pour désigner des militants politiques, des criminels de droit commun ou également un forcené, se barricadant dans un immeuble, pour résister à la force publique.

L'immeuble de Fort-Chabrol

L'édifice dit « Fort-Chabrol » que l'on peut toujours voir au 51, rue de Chabrol, à l'angle de la rue d'Hauteville, n'a rien d'une forteresse mais tient plutôt d'un élégant hôtel particulier, et c'est bien involontairement que le comte de Chabrol de Volvic, préfet de la Seine et bienfaiteur de Paris pour sa politique d'assainissement, s'est trouvé ainsi mêlé, par son nom, à un épisode tragi-comique qui tint en haleine les Parisiens pendant tout le mois d'août 1899.

Fort Chabrol
Le calicot annonce : « Vive l'armée, à bas les traîtres ! ».
Sur la porte d'entrée, la raison sociale :
« Grand Occident de France - Rite antijuif. »

Le climat politique

Un vent de subversion et d'antisémitisme règne alors dans Paris qui vibre aux accents de « La Marseillaise antijuive » : en février, Déroulède, président de la Ligue des Patriotes tente un coup d'État contre l'Élysée ; le 3 juin, la décision de réviser le procès de Dreyfus ranime les passions, le lendemain aux courses d'Auteuil, le président Loubet, accusé d'avoir étouffé le scandale de Panama, est frappé d'un coup de canne par des nationalistes surexcités ; le 11 août, des bagarres éclatent à Longchamp. Le 12, le gouvernement se décide à sévir : Déroulède et dix-sept membres de sa ligue sont arrêtés pour complot contre la sûreté de l'État. Mais l'un d'entre eux, Jules Guérin, prévenu à temps, se réfugie avec une quinzaine de fidèles au 51, rue de Chabrol, siège du « Grand Occident de France », association qu'il dirige et d'où il imprime son organe de presse : l'Antijuif.

Le sieur Jules Guérin

Jules GuérinReconnaissable à son éternelle redingote bleue, son chapeau gris perle à large bord, sa moustache noire effilée et sa canne-épée, dont il joue avec aisance pour fendre la foule de ses admirateurs et surtout de ses admiratrices, ce fougueux xénophobe, né à Madrid de parents français, a tout d'un hidalgo castillan gominé, bien qu'il ait grandi en plein coeur du Paris populaire dans le 10e arrondissement : il a habité au 83, boulevard de la Villette, a fréquenté l'école Colbert, rue de Château-Landon ; à 17 ans il est modeste employé dans une société d'huiles, sise au 20, rue de Paradis. Lancé dans les affaires, il échoue vite et échappe à des poursuites judiciaires pour escroquerie. Il se tourne alors vers la politique, énergique meneur de foule et orateur né, il trouve son auditoire auprès des bouchers de La Villette, bastion de l'extrême droite populiste ; la révision du procès de Dreyfus redonne souffle à la ligue antisémitique de son ami Drumont, Guérin en devient le président en janvier 1898.

Le blocus de Fort-Chabrol

Donc, en ce dimanche 13 août 1899, la torpeur dominicale du Boulevard est soudain secouée par des cris maintes fois entendus  : « Vive les nationalistes, vive les patriotes et l'armée, à mort les traîtres ! », la foule, les reporters journalistes et photographes se portent alors vers le 51, rue de Chabrol où l'on a vite appris que Guérin lance un extraordinaire défi aux autorités. Un service d'ordre exceptionnel est de suite mis en place : des agents de police, dépêchés du commissariat voisin, commencent la garde, faisant les cent pas devant l'immeuble hermétiquement fermé, puis arrivent deux compagnies de gardes à pied et cinquante hommes à cheval qui établissent des barrages pour contenir le nombre impressionnant de badauds venus assister à ce spectacle inhabituel.

Commence alors un blocus de quarante jours, du 13 août au 20 septembre 1899. Des sympathisants manifestent quotidiennement dans les rues La Fayette et autour de l'église Saint-Vincent-de-Paul, au cri de « C'est Guérin qu'il nous faut, à bas les juifs ! », ils sont refoulés par les gardes à cheval vers les boulevards de Magenta et de Strasbourg. Le 20 août, un millier de bouchers de la Villette en blouse bleue, armés « de leurs cannes antisémites » viennent soutenir les retranchés aux cris de « Vive Guérin », ils se heurtent aux anarchistes rassemblés par le Journal du Peuple, défilant eux, aux cris de « Vive Zola », les affrontements violents causent de nombreux blessés, l'église Saint-Joseph-Artisan de la rue Saint-Maur est entièrement saccagée par les manifestants.

Pendant ce temps, Guérin barricadé « dans sa forteresse » aux fenêtres et portes condamnées, organise sa résistance. Il sait que le siège sera long, aussi a-t-il fait provision de vivres et d'eau, a entassé un stock d'armes et de munitions et fait entrer deux cents litres de pétrole. En effet, très vite l'eau, le gaz et le téléphone sont coupés ; la rue de Chabrol et les rues adjacentes sont interdites à toute circulation, d'autant que les passagers des omnibus de la ligne Trocadéo-Gare de l'Est lancent avec habileté à Guérin, montant sans arrêt la garde sur son toit, des journaux du jour et des ballots de vivres. Toutes sortes de victuailles lui parviennent également par un système de poulies sur filin ingénieusement tendu entre son fort et les immeubles voisins, un échange de courrier s'établit à l'aide de montgolfières miniatures.

Mais le siège se resserre, on bouche les égouts des rues voisines, on condamne les caves mitoyennes. Les conditions de vie dans la forteresse deviennent de plus en plus pénibles, le manque d'eau aggravé par la lourde chaleur rend les odeurs pestilentielles et provoquent de forts malaises chez les retranchés affamés et épuisés. Rien ne se passe plus, rue de Chabrol, la foule lasse commence à s'en éloigner, et puis le 19 septembre, Loubet gracie Dreyfus, alors Guérin en signe de deuil moral hisse un drapeau noir, on dit que l'assaut de l'armée est imminent, mais dans la nuit du 20, pour avoir la vie sauve, il se rend avec ses hommes au préfet Lépine, sans coup férir et sans aucune condition.

Le feuilleton se termine ainsi dans la lassitude générale. Jugé en Haute Cour, Guérin est condamné à dix ans de détention avec bannissement à Clairvaux. Libéré en 1905 au bout de cinq années, il mourra en 1910 dans l'oubli le plus total. Seule subsiste pour nous rappeler la résistance du triste sieur cette expression de « Fort Chabrol » qui a fait fortune. Il suffit d'écouter pour nous en convaincre le sketch de l'humoriste Sylvie Joly évoquant les « Forts Chabrol » quotidiens que sont devenus nos douillets appartements aux lourdes portes blindées à l'épreuve de tout agresseur.

Jeannine Christophe

 

Cette série de cartes postales est dite « pionnière ». Elles datent de 1899, année même du siège. C'est l'un des premiers reportages photographiques d'un événement politique édité en cartes postales à l'usage du grand public.