La Gazette du Canal n° 16 - Dossier

(été 1996)

Le journal de tout le 10e arrondissement de Paris

Le 10e insolite

Introduction

L'insolite a ceci de particulier qu'il est capable de se plier à tous les traitements, même les plus insolites : il se trouve toujours dans le regard du sujet, quel qu'en soit l'objet.
« C'est bien la première fois qu'on me traite d'insolite. Si j'suis insolite, t'es un drôle de bled[…] Insolite, insolite, non mais est-ce que j'ai une gueule d'insolite ? […] Bonne pêche et bon insolite ! », pourrait nous rétorquer une Arletty chapelière ou plumassière, et par cette réplique tellement « 10e » et si insolite, nous renvoyer à l'insolite de notre propre image.
Donc comme on est toujours l'insolite de quelque chose ou de quelqu'un, il nous a bien fallu choisir de manière totalement arbitraire.
Certains pourront trouver qu'il y a dans ce dossier un petit côté « ah, les beaux jours », avec un rien de relâchement nostalgique. C'est vrai, mais nous promettons que nous ne recommencerons plus (trop souvent).

Morcelé, saucissonné, haché : les voies de transport ont laissé des empreintes profondes dans notre arrondissement. Qu'il s'agisse d'axes ferroviaires, routiers ou fluvial (le canal), les barrières à franchir sont des frontières qu'il n'est pas toujours facile d'enjamber. Pourtant, le dossier que nous ouvrons dans ce numéro reconstruit une homogénéïté issue du passé du quartier : deux activités s'y rejoignent en effet : le spectacle et l'artisanat.
D'abord « boulevard du Crime » (ainsi dénommé à cause des mélodrames sanglants joués dans les théâtres des boulevards), puis ensuite « Grands boulevards », l'ancien tracé de l'enceinte de Charles V va attirer les bateleurs et les troupes de rues, scènes immortalisés par le film « Les enfants du paradis ». Rapidement, des théâtres en dur vont se construire. Les pièces populaires et comiques qui y seront jouées vont être tellement associées au lieu qu'on parlera de « théâtre de boulevard ». C'est autour de l'ancienne place du Château-d'Eau (République) que Daguerre fera ses premières photos et installera son atelier. Plus tard, quand le cinéma sera inventé, c'est encore ici, sur le boulevard des Italiens qu'aura lieu la première projection. Mélies, né boulevard Saint-Martin, n'en perdra pas une miette.
Quant à l'artisanat, il va se développer pendant le XIXe siècle, et petit à petit s'industrialiser. Le quartier, très populaire, essayera d'oublier des conditions de vie difficile en allant se détendre dans les nombreux bastringues immortalisés par le film « L'hôtel du Nord ».
Bien sûr, l'artisanat va se mettre au service du spectacle. Des milliers de personnes travailleront pour que la fête dure toujours. Aujourd'hui, une part non négligeable des activités du quartier émane de cette époque de gaudriole. Certaines subsistent cahin-caha, d'autres risquent de mettre bientôt la clef sous le paillasson. La Gazette a décidé de les faire vivre dans ce numéro.
Rencontre avec un monde hautement insolite.

Benoît PASTISSON



Mieux vaut garder la tête chaude

René Boulanger n'est pas prêt de s'enrhumer : dans la rue qui porte son nom, deux fabricants de chapeaux sont installés dans des immeubles en tête à tête : au numéro 7, côté sud, Jacques Gencel est l'unique chapelier de théâtre en France. En face, au numéro 68, les établissements Rosalys font des séries plus importantes pour le prêt-à-porter : deux rencontres qui décoiffent !

La maison Gencel fêtera l'année prochaine ses 120 ans. Les cinquante képis pour la garde républicaine qui sont amoncelés près de la porte d'entrée permettent de constater qu'on vient de mettre le pied dans un drôle d'univers, qui est bien loin de la discrétion et du charme very french. Dans un coin sur une étagère, se côtoient un bonnet à poil, un heaume Richard III, un couvre-chef de carabinier italien et un galurin de prussien style 1840.
La maison, qui fait essentiellement des chapeaux d'hommes, travaille pour l'opéra de Paris, de Lyon, pour le music-hall, pour les cabarets, les cirques et pour le cinéma. Elle a par exemple chapeauté les têtes de Depardieu et de Delon et elle fournit intégralement le musée Grévin. En revanche, les particuliers viennent rarement, mais cela peut arriver pour des bals costumés ou des dîners de tête. Jacques Gencel s'adapte à tous les crânes : il a travaillé pour des singes, et pour le cirque Barnum, il a même fait des chapeaux pour des éléphants.
Dans son atelier plus de 3 000 formes (sorte de moule pour faire le chapeau) attendent patiemment qu'on les réveille pour un jour. Elles sont en tilleul, le bois qui résiste le mieux aux grands écarts de température. Car pour faire un chapeau, il faut d'abord chauffer fortement le tissu employé, puis l'emboîter sur la forme. Ensuite, il est refroidi. A la grande époque, on fabriquait ici plus de 2 000 chapeaux par an. Actuellement le nombre tourne plutôt autour de 500. Les films historiques, tels La reine Margot de Chéreau, ont abandonné cet accessoire. Six personnes ont travaillé ici. Aujourd'hui, il n'en reste qu'une, aidée par un apprenti : elle est payée par le ministère de la Culture pour que le métier ne disparaisse pas. Car, actuellement tenu par l'arrière petit-fils du fondateur, la maison disparaîtra ou changera de mains avec son départ en retraite. Pourtant le fiston aurait bien aimé continuer, mais la baisse d'activité l'a orienté vers le bâtiment.
De l'autre côté de la rue, la famille François emploie vingt personnes. Même si l'Opéra de Paris vient parfois, c'est plutôt aux mariées et au prêt-à-porter que l'on se consacre. La majorité de la production étant pour les femmes, on ne parle pas de chapelier, mais de modiste. Cependant, pour le boss, les oreilles ne sont pas que des objets à recouvrir : « moi, j'aime bien le mot chapelier, mais je fais plus pour les femmes : disons que je suis chapelier-modiste ». De toutes façons, on ne sait plus les porter : une employée d'un certain âge jette, amère : « Les jeunes achètent n'importe quoi ! Le noeud est derrière, elles le mettent devant, c'est pas grave ! ».
Mieux vaut ne pas être tête en l'air quand on travaille du chapeau : ici les formes sont en aluminium, et elles peuvent atteindre 300 degrés ; mais le résultat est surprenant : borsalinos, canotiers, capelines, melons, bretons, clochards et banquières dorment patiemment ; ils attendent de pouvoir prendre un peu de hauteur, histoire de crâner !

Benoît PASTISSON

Jacques Gencel, 7, rue René-Boulanger, Tél : 42-08-38-38
Rosalys, 68, rue René-Boulanger, Tél : 42-08-56-18
Il existe une troisième maison :: La Boîte à Chapeaux, 8, rue d'Enghien, Tél : 48-00-92-27



Un peu tiré par les cheveux ?

Depuis plus d'un siècle, il existe dans le quartier des grands boulevards une tradition d'artisanat liée à la proximité des théâtres et des différents lieux de spectacles.

Hair Prestige, connu au début du siècle sous le nom de maison George, a employé jusqu'à 1 500 personnes ! Aujourd'hui, ils ne sont plus qu'une dizaine, mais les méthodes de fabrication n'ont pas changé. Les cheveux sont d'abord confiés à une douilleuse qui les décompose, les carde et leur met des teintes. Ensuite, une couturière les assemble à la main sur une tête en bois ayant la forme de celle du client. Il existe des cheveux de synthèse, mais la maison utilise surtout des cheveux naturels qui ont le mérite de se conserver plus longtemps et d'être plus agréables à porter. Les fournisseurs de matière première se trouvent dans les pays de l'Est, la Turquie et l'Italie. Cependant les coiffeurs de l'Hexagone recommencent à mettre des cheveux de côté.
La tradition française n'est pas récente, puisque, déjà au XVIIe siècle, la cour du roi était grosse consommatrice de perruques. Toute la noblesse en mettait. Aujourd'hui, il s'agit soit de remplacer ou de compléter une chevelure défectueuse, soit de « s'habiller » pour une soirée. Phénomène amusant : les coiffeurs et posticheurs « afros » - qui ne sont pas des fabricants - sont venus depuis quelques années s'installer dans le même secteur : ils s'adressent à un public gros consommateur de perruques, car les têtes de nègres ont un système moins pileux que les crânes d'oeuf des visages pâles. Mais la qualité des produits qu'ils proposent est nettement inférieure.
Savoir piquer une tête rend le personnel d'Hair Prestige crâneur. Il est capable de tout, sauf d'implanter un cheveu sur la langue ou dans la soupe. Dommage !

Benoît PASTISSON

Hair Prestige, 26 boulevard de Strasbourg - Tél : 48-03-17-00



Comment vivre de sa plume ?

Qu'on se le dise : les plumassiers sont en voie de disparition. Rencontre avec l'un des derniers qui ne passe pas du coq à l'âne.

Des 277 maisons qui existaient en 1946 à Paris, essentiellement autour de la porte Saint-Martin, il n'en reste plus que… 4 ! La maison Lemarié est l'une d'elles. Elle travaille uniquement pour les maisons de couture et de mode. Cependant, il lui arrive de confectionner les plus belles pièces que le Moulin Rouge et le Lido utilisent dans leurs revues. Plumer la reine d'un soir, quel panache !
Les 25 personnes qui s'agitent ici ont travaillé pour des gens très olé olé : Zizi Jeanmaire, Régine, Jacqueline de Lubac. Mais l'approche reste oecuménique : grâce à Lemarié, Danièle Mimi et Bernadette Chichi ont pu jouer à la poupoule… sans jamais passer pour des dindes. De nombreuses boîtes empilées jonchent les ateliers en tous sens ; les noms qui sont dessus laissent souvent pantois, toujours rêveurs : chasses prince-de-Galles, boas glycérinés, pampilles d'autruche, paon, héron, vautour, aigrette, nageoires. Quant au « paradis », il n'a rien à voir avec le nom de la rue d'à côté. Il s'agit d'un oiseau en voie de disparition que l'on trouve surtout en Indonésie. Dans la boîte, ces jolis oiseaux, abandonnés aux joies du sommeil éternel, attendent qu'on leur fasse la peau une deuxième fois. Ils ne comptent plus depuis longtemps sur la solidarité des bébés phoques.
Monsieur Lemarié constate avec regrets : « Aujourd'hui, on porte de moins en moins de plumes ; la fonction sociale disparaît : il n'y a presque plus d'occasions pour porter des parures somptueuses, et de toutes façons, quand il y en a, les femmes ne s'habillent plus ». Qui a dit que dans le commerce, on ne fait jamais de fleurs ? C'est la seconde activité de la maison : certaines sont en plumes, mais aussi en soie, en coton, en cuir. Tous les produits sont faits avec des matières naturelles. C'est tellement plus agréable à porter, surtout pour celles et pour ceux qui ont la sensibilité à fleur de peau.

Benoît PASTISSON

Établissement Lemarié,
103, rue du Fbg-Saint-Denis,
Tél : 47-70-02-45



La peau dans tous ses états

Qui ne s'est jamais surpris à s'attarder un peu trop longtemps sur les croquis du dictionnaire, figurant les monstruosités physiques causées par la maladie ? A la lettre E comme éléphantiasis, par exemple, on peut voir les ravages de la syphilis. Entrez dans le « musée des moulages » de l'hôpital Saint-Louis et vous éprouverez cette même sensation de fascination et de répulsion.

Là sont exposées, derrière les vitrines, les formes diverses de maladies de peau, repérées expérimentalement. Un conservatoire des anomalies diagnostiquées à l'hôpital, puis répertoriées et classées comme un patrimoine constitué, non pas de productions artistiques mais d'iconographies médicales : reconstitution sous forme de moulages des singularités ou des pathologies dermatologiques. 4 000 pièces, moulages coloriés en cire ou 4 000 cas constituent la collection de cette sorte de « musée des horreurs ».
L'histoire de ce conservatoire des pathologies - qui possède aussi une collection de photographies et de dessins - est liée à la collaboration entre un médecin, Lailler et un mouleur, Baretta. Le premier était convaincu de l'utilité de reproduire les maladies de la peau à l'aide de moulages coloriés. Le second était maître dans cet art. Il réalisait les moulages selon les indications du médecin dont il suivait les visites chaque jour en salle. En 1865, il confectionna sa première pièce, représentant des syphilides acnéiformes du nez. Lailler mit à la disposition de Baretta un atelier ; mais bientôt, la multiplication des moulages posa le problème de leur stockage. « En 1881, Quentin, nouveau directeur de l'Assistance publique, porta devant le conseil de surveillance une proposition relative à la construction d'un bâtiment destiné aux services de consultation externe de l'hôpital Saint-Louis ainsi qu'à un musée et à ses annexes. L'inauguration officielle du musée eut lieu le 5 août 1889 à l'occasion du 1er Congrès international de dermatologie et de syphilo-graphie » (cité dans un document de la bibliothèque Henri-Feulard de l'hôpital Saint-Louis).
L'usage du musée était jusqu'ici réservé aux médecins et aux étudiants. Le moulage constituait, en effet, un instrument didactique inimitable, permettant de représenter la pathologie en trois dimensions. Depuis les années 50, la photographie a détrôné ce procédé dans la représentation de l'homme malade. Le musée sera donc bientôt ouvert au public, si les projets de réhabilitation de l'hôpital ne menacent pas le bâtiment. Si vous aimez les animations de foires, les miroirs déformants, les femmes serpents et autres curiosités anatomiques, en un mot si vous aimez vous faire peur en contemplant le spectacle de la nature humaine, allez au musée des moulages.

Annie BENVENISTE

Hôpital Saint-Louis,
1, avenue Claude-Vellefaux



À 69 ans, il joue encore à la poupée !

Certains se cassent la tête. D'autres les réparent. C'est le cas d'Henri Launay qui, depuis 1964, remet en état des poupées et des baigneurs démembrés ou détériorés par le temps.

Cet homme méticuleux dans son travail a eu une idée géniale : récupérer les stocks des fabricants français, quand ils faisaient faillite. Aujourd'hui, ils ont tous disparu, les coûts étant nettement inférieurs dans le Tiers-Monde. Pourtant des maisons comme Jumeau, Steiner, François Gaultier et surtout Bru étaient particulièrement renommées.
Au XIXe siècle, les têtes étaient en biscuit, c'est à dire dans une porcelaine que l'on faisait cuire deux fois. Puis le celluloïd a été utilisé jusqu'aux années 60. Interdit car inflammable, il a été remplacé depuis par la matière souple. Sur les tiroirs et les cartons de la boutique d'Henri Launay, on trouve de drôle de noms : yeux fixes, yeux de sulfure, yeux dormants, jambes, bras…
Ah, la Colette, la Françoise, la Jeanne d'Arc, la Bleuette : quel soin et quelle tendresse n'a-t-il pas donnés à ces créatures de rêve. Certains clients aiment leur poupée plus que tout : une fois, une petite fille n'a pas supporté d'avoir cassé la sienne ; elle est tombée malade et a passé sa nuit à l'hôpital. Une autre fois, une mère voulait tuer sa fille parce qu'elle avait détérioré sa poupée d'enfance. Quant à celles qui ont fait l'exode, Henri Launay en a réparé plusieurs : les petites filles partaient avec leur cartable et leur poupée !
En dehors des collectionneurs, il n'y a jamais eu aucun homme apportant leur baigneur à réparer. Est-ce parce qu'ils demandent à leur femme de le faire, ou parce qu'ils s'intéressent à d'autres types de poupées ? Il faut voir la boutique de cet électricien de formation, car outre les amoncellements de têtes et de troncs, des parapluies (il les répare aussi) traînent sur d'anciens comptoirs en chêne du Bon Marché : le grand magasin avait un jour décidé de les remplacer par de nouveaux en formica ! il faut encore admirer la machine à coudre datant du début du siècle.
Pas de hasard entre l'électricité et les poupées : de l'histoire d'ohm à l'histoire d'homme, il fallait juste trouver le fil conducteur.

Benoît PASTISSON

Henry Launay,
114, avenue Parmentier 75011
Tél : 43-57-09-02



JE est un autre

Il y a deux façons de voir le monde : en deux exemplaires ou en un seul.

Le Sosies Club of America Odge aime voir le monde en double. Si pour une soirée, vous cherchez une paire de gens physiquement identiques, l'association pourra vous trouver le profil recherché.
Pour le Comité national de défense contre l'alcoolisme le mot double rime trop bien avec le mot trouble. Il se bat donc pour que la consommation des boissons qui procurent cet effet soit fortement réduite.
Pourtant, voir des sosies lorsqu'on est dans un état d'ivresse alcoolique prononcée décuple la vision du monde : quand, après avoir bu quelques bouteilles de rhum, le capitaine Haddock rencontre Dupont et Dupond, c'est quatre fois la même personne qu'il a en face de lui. Quelle vie intensive ! A regarder avec exagération.

Sosies Club of America Ogde,
142, rue du Fbg-Saint-Denis,
Tél : 46-07-96-32

Comité national de défense contre l'alcoolisme,
20, rue d'Hauteville,
Tél : 48-24-17-44



Les miracles du canal Saint-Martin

Il s'en passe de drôles, parfois, le long du canal Saint-Martin. Au gré d'une promenade, on peut y croiser le Christ marchant sur l'eau. Séquence mystique ?

La première fois que j'ai vu quelqu'un marcher sur les eaux du canal Saint-Martin, c'était un peu en amont des écluses des Récollets. C'était facile, le canal était gelé ! Arrivé au milieu du canal, le marcheur s'est accroupi. Avec un couteau, il a creusé un trou dans la glace, puis est descendu dans l'eau. Les bras appuyés sur le bord de la glace, il a ensuite attendu qu'un de ses compagnons effectue la même opération, à quelques dizaines de mètres de là. Les deux hommes ont alors disparu dans l'eau, sous la glace. Ils sont ressortis quelques instants plus tard, chacun, m'a-t-il semblé, par le trou par lequel était rentré l'autre. Je me suis ainsi habitué aux exercices des pompiers de la brigade fluviale de Paris, sur le canal gelé, durant les froids hivers du 10e. Marcher sur l'eau a fini par me paraître la chose la plus naturelle du monde.
Pourtant, un soir frais d'automne, j'ai vu un homme s'avancer sur les eaux. Rien de plus naturel, me suis-je dit. Mais son attitude m'a paru suspecte. Il disparut soudain dans l'eau, malgré un ultime geste de supplication, les bras levés vers le ciel. Un autre marcheur s'avance alors, puis un autre, et encore un autre. Tous disparaissent dans les mêmes conditions, à une dizaine de mètres du quai, après avoir effectué les mêmes gestes mystérieux. Peut être un nouvel exercice de mysticisme redoutable ? Mais il fait beau, et pas la moindre trace de glace. Je cherche à m'approcher. Quelqu'un m'interdit de passer. Apparaissent alors une tunique blanche, des cheveux longs, une grande barbe. Pas de doute possible, c'est le Christ, qui pose tranquillement un pied sur la surface de l'eau, puis un deuxième, et poursuit son chemin avec confiance. Arrivé au même point que ses prédécesseurs, peut-être saisi de doute, il implore lui aussi le ciel. Les passants retiennent leur souffle. Rendez vous compte, un miracle dans l'arrondissement ! Mais la réponse du ciel est là encore brutale : le Christ lui aussi disparaît dans les flots. Un cri me sort de ma torpeur : « Coupez ».
Ouf ! Ce n'était que le tournage d'une scène du film La montre, la croix et la manière, d'après une nouvelle de Marcel Aimé, Rue Saint-Sulpice. Le Christ était joué par Bob Hoskins*, plus connu pour d'autres interprétations, comme le rôle principal dans La Mouche. L'assistance technique de la scène était assurée par les pompiers. Un des meilleurs points de vue pour observer le spectacle était la passerelle. De là, on pouvait observer le pauvre Bob Hoskins, qui a dû rejouer la scène plusieurs fois. Soit il ressortait de l'eau beaucoup trop tôt, soit il restait au fond (au moins un certain temps), mais des plis de sa longue tunique restaient visibles à la surface de l'eau. Après chaque essai, il fallait se sécher, puis subir une nouvelle séance d'habillage et de maquillage. Il faisait déjà bien froid pour se baigner, et l'admiration goguenarde des nombreux badauds paraissait un réconfort douteux au courageux acteur. Depuis le bord du canal, on pouvait constater que, pour cette occasion, un clochard avait eu le droit de s'installer sur le quai, abrité sous la passerelle. La production du film ayant fourni un poêle, du bois, un lit et des couvertures, et sans doute le vin, ce rôle, certes secondaire, paraissait nettement plus confortable que le rôle principal (il s'agissait surtout de dormir).
Toutes ces disparitions dans le canal m'avaient laissé songeur. A la sortie du film en salles, en avril 92, j'ai voulu en avoir le coeur net : j'ai vu le film. J'ai bien fait attention, pour la scène du canal. Le Christ a bien marché sur l'eau, il a bien disparu à une dizaine de mètres du bord, mais, et là j'ai vraiment bien regardé, il n'est pas ressorti ! Il est parti avec le secret : Comment fait-on pour marcher sur l'eau ?

Daniel BROC - Delia MEDINA



* La panique du bouclage nous a "enduits d'erreur". Si Bob Hoskins apparaît bien dans le film, c'est Jeff Goldblum qui marche sur l'eau du canal.