Le 10e insolite
Introduction
L'insolite a ceci de particulier qu'il est capable de se plier à
tous les traitements, même les plus insolites : il se trouve toujours dans
le regard du sujet, quel qu'en soit l'objet.
« C'est bien la première fois qu'on me traite d'insolite. Si j'suis
insolite, t'es un drôle de bled[…] Insolite, insolite, non mais est-ce que
j'ai une gueule d'insolite ? […] Bonne pêche et bon insolite ! », pourrait
nous rétorquer une Arletty chapelière ou plumassière, et par cette réplique
tellement « 10e » et si insolite, nous renvoyer à l'insolite de
notre propre image.
Donc comme on est toujours l'insolite de quelque chose ou de quelqu'un, il
nous a bien fallu choisir de manière totalement arbitraire.
Certains pourront trouver qu'il y a dans ce dossier un petit côté « ah, les
beaux jours », avec un rien de relâchement nostalgique. C'est vrai, mais
nous promettons que nous ne recommencerons plus (trop souvent).
Morcelé, saucissonné, haché : les voies de
transport ont laissé des empreintes profondes dans notre arrondissement.
Qu'il s'agisse d'axes ferroviaires, routiers ou fluvial (le canal), les
barrières à franchir sont des frontières qu'il n'est pas toujours facile
d'enjamber. Pourtant, le dossier que nous ouvrons dans ce numéro reconstruit
une homogénéïté issue du passé du quartier : deux activités s'y rejoignent
en effet : le spectacle et l'artisanat.
D'abord « boulevard du Crime » (ainsi dénommé à cause des mélodrames
sanglants joués dans les théâtres des boulevards), puis ensuite « Grands
boulevards », l'ancien tracé de l'enceinte de Charles V va attirer les
bateleurs et les troupes de rues, scènes immortalisés par le film « Les
enfants du paradis ». Rapidement, des théâtres en dur vont se construire.
Les pièces populaires et comiques qui y seront jouées vont être tellement
associées au lieu qu'on parlera de « théâtre de boulevard ». C'est autour de
l'ancienne place du Château-d'Eau (République) que Daguerre fera ses
premières photos et installera son atelier. Plus tard, quand le cinéma sera
inventé, c'est encore ici, sur le boulevard des Italiens qu'aura lieu la
première projection. Mélies, né boulevard Saint-Martin, n'en perdra pas une
miette.
Quant à l'artisanat, il va se développer pendant le XIXe
siècle, et petit à petit s'industrialiser. Le quartier, très populaire,
essayera d'oublier des conditions de vie difficile en allant se détendre
dans les nombreux bastringues immortalisés par le film « L'hôtel du Nord ».
Bien sûr, l'artisanat va se mettre au service du spectacle. Des milliers de
personnes travailleront pour que la fête dure toujours. Aujourd'hui, une
part non négligeable des activités du quartier émane de cette époque de
gaudriole. Certaines subsistent cahin-caha, d'autres risquent de mettre
bientôt la clef sous le paillasson. La Gazette a décidé de les faire
vivre dans ce numéro.
Rencontre avec un monde hautement insolite.
Benoît PASTISSON
Mieux vaut garder la tête chaude
René Boulanger n'est pas prêt de s'enrhumer : dans la rue qui porte son nom, deux fabricants de chapeaux sont installés dans des immeubles en tête à tête : au numéro 7, côté sud, Jacques Gencel est l'unique chapelier de théâtre en France. En face, au numéro 68, les établissements Rosalys font des séries plus importantes pour le prêt-à-porter : deux rencontres qui décoiffent !
La maison Gencel fêtera l'année prochaine
ses 120 ans. Les cinquante képis pour la garde républicaine qui sont
amoncelés près de la porte d'entrée permettent de constater qu'on vient de
mettre le pied dans un drôle d'univers, qui est bien loin de la discrétion
et du charme very french. Dans un coin sur une étagère, se côtoient
un bonnet à poil, un heaume Richard III, un couvre-chef de carabinier
italien et un galurin de prussien style 1840.
La maison, qui fait essentiellement des chapeaux d'hommes, travaille pour
l'opéra de Paris, de Lyon, pour le music-hall, pour les cabarets, les
cirques et pour le cinéma. Elle a par exemple chapeauté les têtes de
Depardieu et de Delon et elle fournit intégralement le musée Grévin. En
revanche, les particuliers viennent rarement, mais cela peut arriver pour
des bals costumés ou des dîners de tête. Jacques Gencel s'adapte à tous les
crânes : il a travaillé pour des singes, et pour le cirque Barnum, il a même
fait des chapeaux pour des éléphants.
Dans son atelier plus de 3 000 formes (sorte de moule pour faire le chapeau)
attendent patiemment qu'on les réveille pour un jour. Elles sont en tilleul,
le bois qui résiste le mieux aux grands écarts de température. Car pour
faire un chapeau, il faut d'abord chauffer fortement le tissu employé, puis
l'emboîter sur la forme. Ensuite, il est refroidi. A la grande époque, on
fabriquait ici plus de 2 000 chapeaux par an. Actuellement le nombre tourne
plutôt autour de 500. Les films historiques, tels La reine Margot de
Chéreau, ont abandonné cet accessoire. Six personnes ont travaillé ici.
Aujourd'hui, il n'en reste qu'une, aidée par un apprenti : elle est payée
par le ministère de la Culture pour que le métier ne disparaisse pas. Car,
actuellement tenu par l'arrière petit-fils du fondateur, la maison
disparaîtra ou changera de mains avec son départ en retraite. Pourtant le
fiston aurait bien aimé continuer, mais la baisse d'activité l'a orienté
vers le bâtiment.
De l'autre côté de la rue, la famille François emploie vingt personnes. Même
si l'Opéra de Paris vient parfois, c'est plutôt aux mariées et au
prêt-à-porter que l'on se consacre. La majorité de la production étant pour
les femmes, on ne parle pas de chapelier, mais de modiste. Cependant, pour
le boss, les oreilles ne sont pas que des objets à recouvrir : « moi,
j'aime bien le mot chapelier, mais je fais plus pour les femmes : disons que
je suis chapelier-modiste ». De toutes façons, on ne sait plus les
porter : une employée d'un certain âge jette, amère : « Les jeunes
achètent n'importe quoi ! Le noeud est derrière, elles le mettent devant,
c'est pas grave ! ».
Mieux vaut ne pas être tête en l'air quand on travaille du chapeau : ici les
formes sont en aluminium, et elles peuvent atteindre 300 degrés ; mais le
résultat est surprenant : borsalinos, canotiers, capelines, melons, bretons,
clochards et banquières dorment patiemment ; ils attendent de pouvoir
prendre un peu de hauteur, histoire de crâner !
Benoît PASTISSON
Jacques Gencel, 7, rue René-Boulanger, Tél : 42-08-38-38
Rosalys, 68, rue René-Boulanger, Tél : 42-08-56-18
Il existe une troisième maison :: La Boîte à Chapeaux, 8, rue d'Enghien,
Tél : 48-00-92-27
Un peu tiré par les cheveux ?
Depuis plus d'un siècle, il existe dans le quartier des grands boulevards une tradition d'artisanat liée à la proximité des théâtres et des différents lieux de spectacles.
Hair Prestige, connu au début
du siècle sous le nom de maison George, a employé jusqu'à 1 500
personnes ! Aujourd'hui, ils ne sont plus qu'une dizaine, mais les méthodes
de fabrication n'ont pas changé. Les cheveux sont d'abord confiés à une
douilleuse qui les décompose, les carde et leur met des teintes. Ensuite,
une couturière les assemble à la main sur une tête en bois ayant la forme de
celle du client. Il existe des cheveux de synthèse, mais la maison utilise
surtout des cheveux naturels qui ont le mérite de se conserver plus
longtemps et d'être plus agréables à porter. Les fournisseurs de matière
première se trouvent dans les pays de l'Est, la Turquie et l'Italie.
Cependant les coiffeurs de l'Hexagone recommencent à mettre des cheveux de
côté.
La tradition française n'est pas récente, puisque, déjà au XVIIe
siècle, la cour du roi était grosse consommatrice de perruques. Toute la
noblesse en mettait. Aujourd'hui, il s'agit soit de remplacer ou de
compléter une chevelure défectueuse, soit de « s'habiller » pour une soirée.
Phénomène amusant : les coiffeurs et posticheurs « afros » - qui ne sont pas
des fabricants - sont venus depuis quelques années s'installer dans le même
secteur : ils s'adressent à un public gros consommateur de perruques, car
les têtes de nègres ont un système moins pileux que les crânes d'oeuf des
visages pâles. Mais la qualité des produits qu'ils proposent est nettement
inférieure.
Savoir piquer une tête rend le personnel d'Hair Prestige
crâneur. Il est capable de tout, sauf d'implanter un cheveu sur la langue ou
dans la soupe. Dommage !
Benoît PASTISSON
Hair Prestige, 26 boulevard de Strasbourg - Tél : 48-03-17-00
Comment vivre de sa plume ?
Qu'on se le dise : les plumassiers sont en voie de disparition. Rencontre avec l'un des derniers qui ne passe pas du coq à l'âne.
Des 277 maisons qui existaient en 1946 à
Paris, essentiellement autour de la porte Saint-Martin, il n'en reste plus
que… 4 ! La maison Lemarié est l'une d'elles. Elle travaille uniquement pour
les maisons de couture et de mode. Cependant, il lui arrive de confectionner
les plus belles pièces que le Moulin Rouge et le Lido utilisent dans leurs
revues. Plumer la reine d'un soir, quel panache !
Les 25 personnes qui s'agitent ici ont travaillé pour des gens très olé
olé : Zizi Jeanmaire, Régine, Jacqueline de Lubac. Mais l'approche reste
oecuménique : grâce à Lemarié, Danièle Mimi et Bernadette Chichi ont pu
jouer à la poupoule… sans jamais passer pour des dindes. De nombreuses
boîtes empilées jonchent les ateliers en tous sens ; les noms qui sont
dessus laissent souvent pantois, toujours rêveurs : chasses
prince-de-Galles, boas glycérinés, pampilles d'autruche, paon, héron,
vautour, aigrette, nageoires. Quant au « paradis », il n'a rien à voir avec
le nom de la rue d'à côté. Il s'agit d'un oiseau en voie de disparition que
l'on trouve surtout en Indonésie. Dans la boîte, ces jolis oiseaux,
abandonnés aux joies du sommeil éternel, attendent qu'on leur fasse la peau
une deuxième fois. Ils ne comptent plus depuis longtemps sur la solidarité
des bébés phoques.
Monsieur Lemarié constate avec regrets : « Aujourd'hui, on porte de moins
en moins de plumes ; la fonction sociale disparaît : il n'y a presque plus
d'occasions pour porter des parures somptueuses, et de toutes façons, quand
il y en a, les femmes ne s'habillent plus ». Qui a dit que dans le
commerce, on ne fait jamais de fleurs ? C'est la seconde activité de la
maison : certaines sont en plumes, mais aussi en soie, en coton, en cuir.
Tous les produits sont faits avec des matières naturelles. C'est tellement
plus agréable à porter, surtout pour celles et pour ceux qui ont la
sensibilité à fleur de peau.
Benoît PASTISSON
Établissement Lemarié,
103, rue du Fbg-Saint-Denis,
Tél : 47-70-02-45
La peau dans tous ses états
Qui ne s'est jamais surpris à s'attarder un peu trop longtemps sur les croquis du dictionnaire, figurant les monstruosités physiques causées par la maladie ? A la lettre E comme éléphantiasis, par exemple, on peut voir les ravages de la syphilis. Entrez dans le « musée des moulages » de l'hôpital Saint-Louis et vous éprouverez cette même sensation de fascination et de répulsion.
Là sont exposées, derrière les vitrines,
les formes diverses de maladies de peau, repérées expérimentalement. Un
conservatoire des anomalies diagnostiquées à l'hôpital, puis répertoriées et
classées comme un patrimoine constitué, non pas de productions artistiques
mais d'iconographies médicales : reconstitution sous forme de moulages des
singularités ou des pathologies dermatologiques. 4 000 pièces, moulages
coloriés en cire ou 4 000 cas constituent la collection de cette sorte de
« musée des horreurs ».
L'histoire de ce conservatoire des pathologies - qui possède aussi une
collection de photographies et de dessins - est liée à la collaboration
entre un médecin, Lailler et un mouleur, Baretta. Le premier était convaincu
de l'utilité de reproduire les maladies de la peau à l'aide de moulages
coloriés. Le second était maître dans cet art. Il réalisait les moulages
selon les indications du médecin dont il suivait les visites chaque jour en
salle. En 1865, il confectionna sa première pièce, représentant des
syphilides acnéiformes du nez. Lailler mit à la disposition de Baretta un
atelier ; mais bientôt, la multiplication des moulages posa le problème de
leur stockage. « En 1881, Quentin, nouveau directeur de l'Assistance
publique, porta devant le conseil de surveillance une proposition relative à
la construction d'un bâtiment destiné aux services de consultation externe
de l'hôpital Saint-Louis ainsi qu'à un musée et à ses annexes.
L'inauguration officielle du musée eut lieu le 5 août 1889 à l'occasion du
1er Congrès international de dermatologie et de syphilo-graphie » (cité dans
un document de la bibliothèque Henri-Feulard de l'hôpital Saint-Louis).
L'usage du musée était jusqu'ici réservé aux médecins et aux étudiants. Le
moulage constituait, en effet, un instrument didactique inimitable,
permettant de représenter la pathologie en trois dimensions. Depuis les
années 50, la photographie a détrôné ce procédé dans la représentation de
l'homme malade. Le musée sera donc bientôt ouvert au public, si les projets
de réhabilitation de l'hôpital ne menacent pas le bâtiment. Si vous aimez
les animations de foires, les miroirs déformants, les femmes serpents et
autres curiosités anatomiques, en un mot si vous aimez vous faire peur en
contemplant le spectacle de la nature humaine, allez au musée des moulages.
Annie BENVENISTE
Hôpital Saint-Louis,
1, avenue Claude-Vellefaux
À 69 ans, il joue encore à la poupée !
Certains se cassent la tête. D'autres les réparent. C'est le cas d'Henri Launay qui, depuis 1964, remet en état des poupées et des baigneurs démembrés ou détériorés par le temps.
Cet homme méticuleux dans son travail a eu
une idée géniale : récupérer les stocks des fabricants français, quand ils
faisaient faillite. Aujourd'hui, ils ont tous disparu, les coûts étant
nettement inférieurs dans le Tiers-Monde. Pourtant des maisons comme Jumeau,
Steiner, François Gaultier et surtout Bru étaient particulièrement
renommées.
Au XIXe siècle, les têtes étaient en biscuit, c'est à dire dans
une porcelaine que l'on faisait cuire deux fois. Puis le celluloïd a été
utilisé jusqu'aux années 60. Interdit car inflammable, il a été remplacé
depuis par la matière souple. Sur les tiroirs et les cartons de la boutique
d'Henri Launay, on trouve de drôle de noms : yeux fixes, yeux de sulfure,
yeux dormants, jambes, bras…
Ah, la Colette, la Françoise, la Jeanne d'Arc, la Bleuette : quel soin et
quelle tendresse n'a-t-il pas donnés à ces créatures de rêve. Certains
clients aiment leur poupée plus que tout : une fois, une petite fille n'a
pas supporté d'avoir cassé la sienne ; elle est tombée malade et a passé sa
nuit à l'hôpital. Une autre fois, une mère voulait tuer sa fille parce
qu'elle avait détérioré sa poupée d'enfance. Quant à celles qui ont fait
l'exode, Henri Launay en a réparé plusieurs : les petites filles partaient
avec leur cartable et leur poupée !
En dehors des collectionneurs, il n'y a jamais eu aucun homme apportant leur
baigneur à réparer. Est-ce parce qu'ils demandent à leur femme de le faire,
ou parce qu'ils s'intéressent à d'autres types de poupées ? Il faut voir la
boutique de cet électricien de formation, car outre les amoncellements de
têtes et de troncs, des parapluies (il les répare aussi) traînent sur
d'anciens comptoirs en chêne du Bon Marché : le grand magasin avait un jour
décidé de les remplacer par de nouveaux en formica ! il faut encore admirer
la machine à coudre datant du début du siècle.
Pas de hasard entre l'électricité et les poupées : de l'histoire d'ohm à
l'histoire d'homme, il fallait juste trouver le fil conducteur.
Benoît PASTISSON
Henry Launay,
114, avenue Parmentier 75011
Tél : 43-57-09-02
JE est un autre
Il y a deux façons de voir le monde : en deux exemplaires ou en un seul.
Le Sosies Club of America Odge
aime voir le monde en double. Si pour une soirée, vous cherchez une
paire de gens physiquement identiques, l'association pourra vous
trouver le profil recherché.
Pour le Comité national de défense contre l'alcoolisme le mot
double rime trop bien avec le mot trouble. Il se bat donc pour que
la consommation des boissons qui procurent cet effet soit fortement
réduite.
Pourtant, voir des sosies lorsqu'on est dans un état d'ivresse
alcoolique prononcée décuple la vision du monde : quand, après avoir
bu quelques bouteilles de rhum, le capitaine Haddock rencontre
Dupont et Dupond, c'est quatre fois la même personne qu'il a en face
de lui. Quelle vie intensive ! A regarder avec exagération.
Sosies Club of America Ogde,
142, rue du Fbg-Saint-Denis,
Tél : 46-07-96-32
Comité national de défense contre l'alcoolisme,
20, rue d'Hauteville,
Tél : 48-24-17-44
Les miracles du canal Saint-Martin
Il s'en passe de drôles, parfois, le long du canal Saint-Martin. Au gré d'une promenade, on peut y croiser le Christ marchant sur l'eau. Séquence mystique ?
La première fois que j'ai vu quelqu'un
marcher sur les eaux du canal Saint-Martin, c'était un peu en amont des
écluses des Récollets. C'était facile, le canal était gelé ! Arrivé au
milieu du canal, le marcheur s'est accroupi. Avec un couteau, il a creusé un
trou dans la glace, puis est descendu dans l'eau. Les bras appuyés sur le
bord de la glace, il a ensuite attendu qu'un de ses compagnons effectue la
même opération, à quelques dizaines de mètres de là. Les deux hommes ont
alors disparu dans l'eau, sous la glace. Ils sont ressortis quelques
instants plus tard, chacun, m'a-t-il semblé, par le trou par lequel était
rentré l'autre. Je me suis ainsi habitué aux exercices des pompiers de la
brigade fluviale de Paris, sur le canal gelé, durant les froids hivers du 10e.
Marcher sur l'eau a fini par me paraître la chose la plus naturelle du
monde.
Pourtant, un soir frais d'automne, j'ai vu un homme s'avancer sur les eaux.
Rien de plus naturel, me suis-je dit. Mais son attitude m'a paru suspecte.
Il disparut soudain dans l'eau, malgré un ultime geste de supplication, les
bras levés vers le ciel. Un autre marcheur s'avance alors, puis un autre, et
encore un autre. Tous disparaissent dans les mêmes conditions, à une dizaine
de mètres du quai, après avoir effectué les mêmes gestes mystérieux. Peut
être un nouvel exercice de mysticisme redoutable ? Mais il fait beau, et pas
la moindre trace de glace. Je cherche à m'approcher. Quelqu'un m'interdit de
passer. Apparaissent alors une tunique blanche, des cheveux longs, une
grande barbe. Pas de doute possible, c'est le Christ, qui pose
tranquillement un pied sur la surface de l'eau, puis un deuxième, et
poursuit son chemin avec confiance. Arrivé au même point que ses
prédécesseurs, peut-être saisi de doute, il implore lui aussi le ciel. Les
passants retiennent leur souffle. Rendez vous compte, un miracle dans
l'arrondissement ! Mais la réponse du ciel est là encore brutale : le Christ
lui aussi disparaît dans les flots. Un cri me sort de ma torpeur : «
Coupez ».
Ouf ! Ce n'était que le tournage d'une scène du film La montre, la croix
et la manière, d'après une nouvelle de Marcel Aimé, Rue Saint-Sulpice.
Le Christ était joué par Bob Hoskins*, plus connu pour d'autres
interprétations, comme le rôle principal dans
La Mouche. L'assistance technique de la scène était assurée par les
pompiers. Un des meilleurs points de vue pour observer le spectacle était la
passerelle. De là, on pouvait observer le pauvre Bob Hoskins, qui a dû
rejouer la scène plusieurs fois. Soit il ressortait de l'eau beaucoup trop
tôt, soit il restait au fond (au moins un certain temps), mais des plis de
sa longue tunique restaient visibles à la surface de l'eau. Après chaque
essai, il fallait se sécher, puis subir une nouvelle séance d'habillage et
de maquillage. Il faisait déjà bien froid pour se baigner, et l'admiration
goguenarde des nombreux badauds paraissait un réconfort douteux au courageux
acteur. Depuis le bord du canal, on pouvait constater que, pour cette
occasion, un clochard avait eu le droit de s'installer sur le quai, abrité
sous la passerelle. La production du film ayant fourni un poêle, du bois, un
lit et des couvertures, et sans doute le vin, ce rôle, certes secondaire,
paraissait nettement plus confortable que le rôle principal (il s'agissait
surtout de dormir).
Toutes ces disparitions dans le canal m'avaient laissé songeur. A la sortie
du film en salles, en avril 92, j'ai voulu en avoir le coeur net : j'ai vu
le film. J'ai bien fait attention, pour la scène du canal. Le Christ a bien
marché sur l'eau, il a bien disparu à une dizaine de mètres du bord, mais,
et là j'ai vraiment bien regardé, il n'est pas ressorti ! Il est parti avec
le secret : Comment fait-on pour marcher sur l'eau ?
Daniel BROC - Delia MEDINA
* La panique du bouclage nous a "enduits d'erreur".
Si Bob Hoskins apparaît bien dans le film, c'est Jeff Goldblum qui marche
sur l'eau du canal.