La Gazette du Canal n°13 - Dossier

(oct. - nov. 1995)

Le journal de tout le 10e arrondissement de Paris

Les associations de quartier

Introduction

Ces dernières années, face à l'omnipotence d'une municipalité dominée par une seule couleur politique, un contre-pouvoir est apparu : les associations de quartier.
Dans l'ère des grandes manipulations d'opinion par voie médiatique, au moment où s'annonce le règne des cybertrucs et autres machins virtuels, elles prouvent que la démocratie trouve encore à s'exprimer sur la place publique, dans les rues de la ville et dans les arrière-salles de bistrots. A l'heure où les lois du marché étouffent les valeurs sociales et éthiques, elles perpétuent l'esprit républicain à travers un mode d'organisation fraternel, solidaire et démocratique. Devant la réduction des droits du citoyen à des fonctions économiques, elles font acte de résistance afin de maintenir la souveraineté populaire.
Leur existence connaît ses crises. Certaines ambitions personnelles, la démobilisation des militants, viennent parfois menacer l'homogénéité du groupe. Par ailleurs, l'esprit de clocher, les ambiguïtés d'un discours qui a du mal à prendre position face au politique, sont des phénomènes qui peuvent limiter la cohérence et la portée des initiatives associatives.
Voici quelques éléments de la biographie des associations de quartier : leurs naissances, leurs parcours, leurs personnalités, leurs forces et leurs faiblesses.

Le monsieur qui furtivement, presque sans déranger personne, est venu se faire un shoot d'héro dans votre cage d'escalier, a malencontreusement laissé sur le mur, une trace de sang que le concierge refuse d'essuyer pendant sa corvée de ménage. Le bruit des machines à coudre de l'atelier du bas, vous conduit peu à peu à trouver des qualités mélodiques à la musique de fou que votre aîné s'envoie plein-pot dans sa chambre. Vous craignez qu'un jour prochain, l'air pur ne devienne un luxe que l'on se paye, comme à Mexico, aux distributeurs d'oxygène placés à certains carrefours. Pour couronner le tout, des promoteurs immobiliers, en vrais philanthropes, se proposent de raser gratis ce quartier que vous habitez depuis plus de vingt ans et que vous aimez malgré tout. Plutôt que de risquer un procès pour meurtre, vous décidez alors de vous tourner vers le monde associatif.

Passés les premiers temps d'exaspération, où s'expriment les instincts sécuritaires et quelques pulsions d'autodéfense, il faut songer à s'organiser. Vous redécouvrez à ce stade, les bases du contrat social. Avec le temps, votre enthousiasme démocratique faiblira peut-être. Si au plus fort de la lutte, les réunions publiques rassemblent jusqu'à une centaine de personnes venant de tous les horizons, une fois satisfaction obtenue, il arrive qu'on ne puisse plus compter que sur un groupe de militants actifs, dont le nombre se compte parfois sur les doigts de la main de Django Reinhardt. Vous éprouverez peut-être une déception de même nature, en constatant qu'au sein de votre association, la représentativité socioculturelle demeure restreinte : des fonctionnaires, surtout des profs, des cadres, des indépendants, ceux qui ont toujours su faire usage de leurs droits civiques.

Une fois les bonnes volontés réunies, il reste à définir les orientations de votre action. Vous avez une vocation généraliste, rien de ce qui concerne cet étroit périmètre auquel vous vous identifiez ne vous est étranger. Vous chercherez à éviter à votre coin de 10e de devenir un Lunaparc culturel ou une annexe du musée Grévin (après le pittoresque glacé du Montmartre impressionniste, pourquoi ne pas exploiter le concept du Canal de Prévert, poétique et populaire ?). Mais vous voulez aussi lui éviter de devenir un ghetto privé d'une animation réservée au centre de la Ville des Lumières éteintes. Vous prendrez exemple sur d'autres associations : brocante de La Gazette ou de Vi.V.Re, bal popu avec fanfares et accordéons organisé par l'association St Louis-Ste Marthe, cirque pour les enfants planté l'été dernier dans le jardin Villemin par AIRES 10. Autre front sur lequel vous aurez à combattre l'ossification du quartier : les projets immobiliers qui à coup sûr chassent les populations les moins aisées hors de la capitale. Si comme l'ADIL vous obtenez des crédits d'un organisme pour l'amélioration de l'habitat, vous pourrez financer une enquête pour convaincre la municipalité de réhabiliter les logements en y maintenant leur population. En matière d'équipement, vous aurez l'occasion de remarquer que personne n'est à cours d'idées : le comité La Chapelle va jusqu'à proposer la création d'un jardin suspendu, au-dessus des voies ferrées, pour les gamins des cinq établissements scolaires avoisinants.

Les armes dont vous disposerez ne sont pas neuves mais sont toujours efficaces : réunions publiques, pétitions, manifestations. Vous serez heureux lorsque les médias se feront l'écho de vos actions, notamment la presse nationale qui à la suite du Parisien, a ouvert ses colonnes au monde associatif. N'ont-ils pas senti, en ces temps de disette d'idées chez nos politiques, que l'initiative repartait de la base ? Vous aurez aussi vos coups d'éclats, comme Vi.v.re qui à ses débuts pouvait mobiliser suffisamment d'habitants pour soutenir le siège du jardin Villemin face aux bulldozers.

Des obstacles, vous en rencontrerez. Vous vous heurterez au cloisonnement administratif : sur une question de sécurité par exemple, le maire vous renverra au préfet, qui après plusieurs tentatives de votre part, vous renverra à son tour au remplaçant de son sous-secrétaire. Aux projets des experts municipaux, vous opposerez des contre-projets de citoyens. Pas facile : on n'a pas toujours dans ses rangs un architecte capable sur une question d'urbanisme de tenir tête aux cravatés de la Grande Maison. Vous voudrez participer aux décisions : il y a bien les CICA, mais de l'avis de tous vos amis associatifs, ces conseils n'ont été jusqu'à présent que des simulacres de démocratie. Encore faudrait-il qu'on vous donne accès à des dossiers complets et qu'on prenne en compte vos doléances !

Après des semaines de rapports de force, vous mesurerez votre victoire, lorsque dans le journal édité par la municipalité, vous verrez un responsable se créditer d'une initiative dont vous êtes à l'origine. Soyez tranquille, il n'oubliera même pas le petit bac à fleurs dont vous avez obtenu l'installation.

Vous êtes devenu un accro de la chose publique, mais vous rencontrez des moments de lassitude. Question de temps ; il faudrait avoir deux vies ! Vous prendrez alors votre plume, et dans le seul journal de votre quartier vous parlerez, à la fin d'un article, de la nécessité de réduire le temps de travail pour favoriser l'essor de la vie démocratique, pour ne plus être un simple agent mais un acteur, enfin !

Emmanuel LOIRET.



Comment tuer une association…

  • N'allez pas aux réunions ; si vous y allez, arrivez en retard.
  • Critiquez le travail des dirigeants et des membres.
  • N'acceptez jamais de responsabilités car il est plus facile de critiquer que de réaliser.
  • Fâchez-vous si vous n'êtes pas membre du comité ; si vous en faites partie, ne venez pas aux réunions et si vous y venez, ne faites aucune proposition.
  • Si on vous demande votre opinion sur un sujet, répondez que vous n'avez rien à dire.
  • Après la réunion, dites à tout le monde que vous n'avez rien appris ou dites comment les choses auraient dû se faire.
  • Ne faites que ce qui est absolument nécessaire, mais quand les autres retroussent les manches, plaignez-vous que l'association soit dirigée par une clique.
  • Payez vos cotisations le plus tard possible.
  • Ne vous souciez pas d'amener de nouveaux adhérents.
  • Plaignez-vous qu'on ne publie presque jamais rien sur ce qui vous intéresse, mais n'envoyez jamais d'article, ne faites jamais une suggestion, ne recherchez pas d'amélioration.

G. Rouvier-Valdener

(trouvé dans la revue Résurgences n° 11, qui l'a elle-même trouvé dans le bulletin des anciens élèves du Lycée du Sacré Coeur à Aix en Provence…)



Association de bienfaiteurs

Chaque association de quartier du 10e a sa personnalité. Chacune a son idée du bien commun. Galerie de portraits.

Les amis du passage du Prado et de la Porte Saint-Denis
7, passage du Prado

Sans doute la plus offensive de toutes : "une association est un groupe de combat", n'hésite pas à dire un de ses membres. Ils n'ont pourtant pas l'air de révolutionnaires ou de marginaux évoluant dans la clandestinité : mis à part les 20% de commerçants qui la compose, l'association des amis du Prado forme une véritable "jet-society". On rencontre dans le passage : un artiste, un architecte, un cameraman à a télévision publique, un chef d'entreprise et même un énarque. Ils ont l'âge d'avoir bien connu 68 - chez ces nantis, l'expérience associative est encore un peu imprégnée des utopies communautaires des seventies. Mobilisés notamment contrenles nuisances que génèrent le trafic de drogue et l'industrie de la confection, ils ne mettent pas la langue dans leur poche pour dénoncer tous azimuts : l'inertie des pouvoirs publics (ils se vantent de posséder une photo sur laquelle on voit un dealer vendre sa marchandise sur le capot d'un car de police), les pratiques mafieuses qui gangrènent le quartier. Utopistes et néanmoins pragmatiques, leur force réside autant dans leurs liens d'amitié que dans leur organisation : un de leurs atouts est d'avoir pris le contrôle de la gestion de tous les immeubles de la copropriété. Qui donc ne croit plus au modèle de l'autogestion ?

L'ADIL
8, rue Legouvé

Un jour de distribution des prix, Martine et Jean recevraient sûrement le prix de camaraderie. Ils avouent eux-mêmes que le simple trajet de la station de métro à leur domicile peut prendre une bonne demi-heure : le temps nécessaire à saluer tout le monde. D'une infallible bonne humeur, Jean, lorsqu'on lui demande quels étaient ses relations avec l'ancienne municipalité, ne prend pas cet air grave et sombre qu'on voit se peindre sur le visage des associatifs au moment où ils amorcent une réponse, mais part d'un grand éclat de rire tellement la question lui paraît incongrue. Pour faire reconnaître ses revendications au sujet de l'ilôt Legouvé-Lancry, il n'hésite pas parfois à recourir à la provocation. Les militants du RPR, réunis une veille d'élection par l'ancien maire, en sont restés tout interdit, lorsqu'ils ont vu arriver dans la salle, quelques dizaines de personnes de toutes les couleurs, venues pour attirer l'attention sur leurs conditions de logement. L'ADIL a presque remporté sa guerre : les projets immobiliers qui menaçaient l'ilôt n'aboutiront pas. Il reste cependant une dernière bataille à livrer : au 59 rue de Lancry, une centaine de personnes sont expulsables, alors même qu'une étude a prouvé que tous pouvaient être relogés dans l'immeuble réhabilité. Jean n'a pas fini de rigoler.

Mieux vivre
41, rue du Château-d'eau

Les membres de cette jeune association sont sérieux et rationnels, soucieux d'être "des interlocuteurs fiables et crédibles auprès des autorités". Pour la fonction représentative : un vieux parisien qui paraît-il connaît chaque cm2 du 10e. A la tête de l'exécutif : le secrétaire général, Pascal Aquien, est un universitaire qui a pour ministre deux femmes, déjà coutumières de cette fonction puisqu'elles sont employées dans les ministères. A chacun sa compétence dans cette association, Pascal Aquien lui a pour dada les questions de pollution et d'environnement. Cet "ultra" n'utilise que les transports en commun ; bien qu'il se dise satisfait du métro (qui selon lui ne mérite pas la réputation d'insécurité qu'on lui fait), il milite pour le développement des transports de surface et rêve de la construction d'un tramway dans la capitale. Sur d'autres thèmes, le discours de Pascal Aquien paraît un peu vieux-jeu, sans manquer pour autant de pertinence : essayez de le brancher sur la notion de citoyenneté, il préfèrera parler d'"esprit civique" en regrettant "le manque de respect pour le bien public qui est le bien de tous", et vous dira comment il interdit à ses étudiants de mettre les pieds sur les bancs des amphis. Homme de principe, à n'en pas douter, sa philosophie de l'action voisine parfois avec un moralisme quasi jésuitique. Sa méthode : donner "mauvaise conscience" aux responsables publics, par des relances constantes pour lutter contre "l'autosatisfaction, l'hypocrisie et la malhonnêteté". Son but "rappeler aux gens qu'ils ont aussi des devoirs en insistant auprès des pouvoirs publics pour que les règles du jeu soient respectées". Qui ne croit plus aux vertus de la morale dans l'action publique ?

Comité des habitants Gare du Nord-La Chapelle
187, rue du Faubourg-Saint-Denis

Depuis sa création en 1986, le comité a fait face à presque toutes les plaies qui peuvent s'abattre sur un quartier de Paris : insalubrité, insécurité, grands chantiers, drogue, trafic automobile, il n'a guère échappé qu'aux projets immobiliers. Tout a commencé, comme dans une épopée biblique, par une invasion de rats rue du Faubourg-Saint-Denis. Ce fut ensuite une bataille de trois ans pour mettre fin à l'apocalypse roulante, en modifiant le sens de la circulation vers la sortie de Paris. Puis, les dieux se sont encore acharnés en envoyant leur fille Eole souffler la tempête sur le quartier. Eole est un projetde la SNCF qui doit restructurer les gares de banlieue du Nord et de l'Est. Faute d'un suivi sérieux du dossier par l'ancienne municipalité, les habitants ont obtenu eux-mêmes l'ouverture d'une concertation. A ce jour, une vingtaine de réunions ont eu lieu avec les responsables du projet, qui semble-t-il, ont tenu compte des avis émis. Ils ont aussi joué le jeu de la transparence en ouvrant une boutique d'information. Le comité est par ailleurs confronté au trafic de drogue, qui suite au "nettoyage" de la place Stalingrad, s'est déplacé de quelques pas dans d'autres rues du 10e. En juin dernier, il a organisé une manifestation pour faire connaître le désarroi des habitants.

Association Saint-Louis-Sainte-Marthe
10, place Sainte-Marthe

Dans la vitrine des curiosités, voici un objet bien singulier, qu'il convient de regarder avec un étonnement non feint. Cette association peut se targuer en effet, d'être une des seules qui ait réussi à conduire une concertation avec l'ancienne municipalité. Même si à l'arrivée la place Ste-Marthe rénovée ne ressemble pas à leur propre projet (parce qu'ils n'ont pas été consultés par l'architecte), même s'ils pensent que les aides accordées aux copropriétaires dans le cadre de l'OPAH (opération programmée d'amélioration de l'habitat) sont insuffisantes, ses membres se disent "globalement satisfaits". Grâce à leur intervention, le quartier ne sera pas rasé, son charme sera préservé, et les habitants ne connaîtront pas l'exil forcé des relogés.

Ceci étant acquis, l'association s'occupe désormais de promouvoir l'image du quartier en proposant à des commerçants et des artistes de venir s'y installer. Elle organise aussi des festivités. Kheira y tient le rôle de mère nourricière : il lui est arrivé de préparer du couscous pour toute la smala des enfants du coin réunis sur la place ; pour les occasions plus ordinaires, elle vend ses fameux gâteaux et du thé à la menthe. Kheira s'émeut lorsqu'elle évoque ces tablées de jeunes assemblés pour un petit déjeuner commun dans une cour d'immeuble. Le quartier, elle l'a "dans les tripes" : un immeuble qui menace de s'écrouler est un membre qu'on veut lui amputer. Le village a trouvé là un autre saint patron.

Emmanuel LOIRET



La pire de toutes…

Il existe des associations indigestes, d'autres spécialisées dans la palabre, d'autres encore qui sont franchement imbuvables. Mais il n'en existe qu'une seule qui soit tout cela en même temps. Il suffit de se rendre une seule fois à l'une de ses réunions pour mesurer l'ampleur des dégâts.

Pendant qu'au premier rang officie le maître (un certain Hervé) qui présente le désordre du jour, un bruit de fond permanent arrive de l'arrière salle (en général, la voix de baryton d'un certain Jean Grogneugneu). Heureusement, l'ordre est rétabli en permanence - environ toutes les trente secondes - par miss Décibel (que les initiés appellent Frédérique). Entre deux mouches gobées, un certain Benoît fait une réflexion hors contexte vivement reprise et développée sur un ton polémique par les beaux yeux de Roger et développée au subjonctif de l'imparfait par la barbe de Jean Tralala-itou. Le président - Alain - tente alors d'éviter la débâcle annoncée et reprend les rênes du débat en faisant un discours paternalisto-moraliste sur le thème : plus je pédale moins vite, moins j'avance plus vite. La jeune Lila, une calculatrice à la main répond alors d'un ton sec : j'ai la réponse : le vélo fait du 5 km heure. Martine, qui ne manque pas d'esprit d'à propos prend la parole pour dire qu'elle aime beaucoup faire du vélo, qu'elle a appris quand elle était petite fille, et que le canal piéton est une aubaine. Michel propose alors une étude circonstanciée sur la baisse du taux de pollution qu'entraînerait une diminution de 37,6% de la circulation automobile sur les boulevards haussmanniens. Une remise à l'ordre de miss Décibel est suivi d'une intervention de Roger sur les avantages de la marche à pied qui donne une bonne haleine. Puis Marie-Hélène raconte qu'elle a eu un furoncle au pied en 1992 qui a entraîné la meilleure crise de chatouille de sa vie. Gérald ensuite explique comment on peut se bidonner à fond avec la souris d'un ordinateur. Cela rappelle à Jean-Baptiste une histoire cochonne entre une souris et un rat qu'on n'osera pas raconter ici.

Il est 22h30. Hervé lève la séance. Son visage fait la moue.

Si cette expérience désopilante vous excite, elle a lieu chaque premier jeudi du mois. Vous avez bien sûr reconnu le comité de rédaction de l'association « La Gazette du Canal ».

La claviste.



Les associations font-elles de la politique ?

Contrairement à d'autres arrondissements de l'Est parisien, le 10e n'est pourvu d'aucun élu venant du monde des associations de quartier. Ici, les militants associatifs se sont semble-t-il refusés à franchir le Rubicon en rejoignant la liste d'un parti. Courtisés par les politiques, parfois pressés de se lancer dans la bataille, ils n'ont pas échappé pour autant à l'agitation préélectorale. Cette période critique est pour eux l'occasion de prendre position sur leur stratégie : des alliances, des compromis sont-ils possibles ? C'est aussi le moment de renouveler une réflexion sur la philosophie de leur action. Visent-ils la concrétisation d'un programme centré sur la qualité de la vie ? Visent-ils, plus largement, la réalisation d'un projet politique (au sens de la polis), impliquant la mise en oeuvre de nouvelles formes de sociabilité ?

Le 10e est-il en voie de waechtérisation ?

Dans leurs statuts les associatifs font souvent état de leur apolitisme. L'indépendance semble faire office de principe éthique pour une expérience qui tente de se développer à l'écart des doctrines et de tout dogmatisme. C'est pour respecter ce principe que Jean-Pierre Leroux, nouvel élu communiste à la mairie du 10e, s'est senti tenu de démissionner des responsabilités qu'il occupait au comité La Chapelle ainsi qu'à la fédération parisienne de la F.C.P.E. « Lorsque j'étais vice-président, précise-t-il, je ne mélangeais jamais l'action associative avec mes convictions politiques. » L'indépendance, c'est aussi une exigence stratégique pour des individus qui ne disposent pas d'autres armes face à des groupes d'intérêts économiques ou politiques. Comme l'affirme Dominique Delouis, président de l'association « Saint-Louis - Sainte-Marthe » : « sans autonomie il n'y a pas d'efficacité ».

Mais Dominique Delouis est l'un des rares associatifs du 10e (sinon le seul), qui ait réussi à mener à bien une concertation sans heurts, avec l'ancienne municipalité. Dès lors on comprendra pourquoi d'autres, moins chanceux, s'essayent à des méthodes différentes. On rencontre ainsi des partisans, comme Guy Defrance, « d'alliances objectives et provisoires », pour réaliser certaines opérations. Pour justifier son point de vue, ce dernier s'appuie sur un précédent récent : selon lui, le mouvement associatif traverse une phase de son évolution similaire à celle que les Ecologistes ont connue en 92. L'alternative devant laquelle les associations se trouveraient placées, peut se formuler ainsi : ou bien s'en tenir à une interprétation rigoureuse du concept d'indépendance, quitte à s'en trouver marginalisé (comme A.Waechter), ou bien suivre une ligne plus souple en recherchant des alliances par affinités (suivant le modèle qui s'est finalement imposé au sein des Verts).

Le tabou de la tribu.

Pour être tout à fait honnête, il faut dire que chez ses plus farouches défenseurs, l'apolitisme paraît confiner à la schizophrénie. Il renvoie, en tous les cas, bien souvent, à une pathologie de refoulement plus ou moins conscient. Le temps n'est pourtant pas si éloigné où l'on affirmait : « tout est politique ». A présent, par quelle casuistique peut-on prétendre que l'exercice du droit d'association se situe en dehors des limites du jeu pour le pouvoir ? Des citoyens qui font valoir leur droit de regard sur la vie de la cité, n'ont-ils pas en vue un certain idéal d'organisation politique ?

Impossible de nier tout d'abord, que dans le discours des associatifs, s'incarnent des valeurs, des tendances, des options politiques. Qu'y a-t-il de commun entre le légalisme plutôt conservateur d'un Pascal Aquien ( « Mieux Vivre » ) qui pense que « la loi n'est pas respectée », ou encore que « les pouvoirs publics ont beaucoup de mal, pour des raisons démagogiques ou autres, à la faire respecter », et l'opinion réformiste d'un Thierry Deffert ( « Les amis du passage Prado » ) qui croit en « la capacité des associations à reformuler des lois » ? On ne peut occulter par ailleurs, le rôle prépondérant joué par les associations dans le conflit entre les forces politiques au sein de la démocratie locale. Dominique Delouis raconte par exemple que c'est à la suite d'une réunion organisée par les communistes, que l'ancien maire a pris contact avec lui. Ce dernier a su aussi bien tenir compte de la mobilisation du quartier, que tirer profit d'une opposition naissante entre le parti et les habitants, au sujet de la rénovation de l'îlot Sainte-Marthe.

Sans aucun doute, les associations font de la politique, mais elles n'osent pas se l'avouer. Elles ont posé là un tabou qui a pour fonction première de garantir l'unité du groupe. Sans le respect de cet interdit, les opinions, les sensibilités, les personnalités des membres de la tribu, pourraient mettre en péril l'équilibre nécessaire à la réalisation d'un projet commun.

La qualité de la vie et le consommateur urbain.

Le rejet du politique dans le discours des associatifs est aussi symptomatique d'une crise dont les éléments sont bien connus : discrédit d'une fonction trop souvent liée aux affaires de corruption ; déficit de la représentation monopolisée par une caste de professionnels et de privilégiés ; décadence d'une pensée dominée par un modèle unique, qui néglige l'homme au profit d'intérêts macro-économiques. Mais à dénier toute portée politique à leur action, les associations ne s'interdisent-elles pas de jouer le rôle d'alternative ? Pire encore, ne risquent-elles pas de menacer la cohésion du tissu social ?

On peut légitimement se demander si la valorisation de la notion de qualité de la vie, dans le discours des associations, n'a pas pour corollaire un certain recul de la conscience collective. Dans certains cas, la notion de qualité de la vie semble être la pièce maîtresse d'un programme dont le but est de défendre les libertés individuelles. En elle se cristallisent les aspirations de l'usager de la ville, plus préoccupé de ses droits de consommateur de l'espace urbain que de nourrir une réflexion sur la vie en communauté. L'argument de la qualité de la vie ne risque-t-il pas de devenir le paravent qui masque un désir de repli autarcique autour du clocher de la paroisse ? On imagine facilement les conséquences qu'aurait une telle évolution pour l'ensemble de la population d'un arrondissement comme le 10e, remarquable par son hétérogénéité socioculturelle : cloisonnement ethnique, formation de ghettos et poussée xénophobe. Comment parler de qualité de la vie sans parler de misère sociale, sans dénoncer les mafias de la drogue et de l'industrie clandestine, sans évoquer les difficultés du tissu social à absorber les couches d'immigrations successives, bref, sans soulever des questions qui sont essentiellement politiques parce qu'elles engagent tous les habitants de la cité ? Peut-on, au nom de la qualité de la vie, chasser les indigents et les toxicos du coeur des villes, puis s'enfoncer la tête dans le sable ? S'il est impossible de distinguer les questions locales des problèmes de toute une société, on comprend la difficulté de mener à bien l'entreprise associative : des réseaux de solidarité voient le jour pour pallier aux carences des institutions, mais la résolution des problèmes dépasse d'emblée leur capacité d'intervention. Face au dilemme, certains sont tentés de voir dans le harcèlement des pouvoirs publics, la seule finalité possible de leur action, alors même qu'ils ont déjà constaté leur impuissance. Ceux-là leur réclament tout mais n'en attendent rien.

Des îlots peuplés d'indigènes.

La victoire des comités de quartier est d'avoir conquis un terrain longtemps laissé vacant par les militants des partis politiques et négligé des discours arguant des intérêts supérieurs de l'économie. Contrecoup inattendu de cette mobilisation : l'espace de la citoyenneté se trouve désormais morcelé, son champ d'application réduit à des micro-sociétés sur lesquelles règnent des cellules de militants actifs. Accrochés à leurs rochers de citoyenneté comme au seul territoire sur lequel on leur laissait encore la possibilité d'agir, les associatifs ont dorénavant bien du mal à croire en des schémas d'actions globales. Autrement dit, il n'y a pas nécessairement loin de l'esprit communautaire, des formes de solidarité citadine, à l'esprit tribal. Les peuplades associatives semblent parfois entrer dans un processus de repli sur leur territoire. Leurs membres aspirent évidemment à vivre dans une société équilibrée et dans une cité harmonieuse, leurs initiatives prennent souvent de l'avance sur les réformes politiques, mais peu sont ceux qui veulent voir dans leur engagement une tentative d'ébauche d'un projet de société, ou une forme de renouvellement du contrat social. Le remède que les associations administrent à un corps politique et social en crise peut donc provoquer quelques effets secondaires indésirables. Paradoxalement, ces militants de la démocratie locale risquent, s'ils n'y prennent garde, de faire obstacle au dynamisme de celle-ci.

Il faut veiller notamment à réduire le fossé entre représentants et représentés. Habitués aux seuls rapports de force avec les pouvoirs publics, longtemps confrontés à la sclérose d'un pouvoir hégémonique, les associatifs pourraient bien avoir du mal à prendre le virage. Veulent-ils rétablir la souveraineté populaire avec l'aide des représentants ou envisagent-ils de rester dans une position frontale, face aux élus, comme des contrepouvoirs ? Pour l'heure, dans le 10e, malgré l'engagement pris par la nouvelle municipalité de redonner vie à la démocratie locale, chacun campe sur ses positions et observe son vis-à-vis. Le cloisonnement entre pratique de la politique et exercice de la citoyenneté demeure. Le nouveau maire, prenant soin de ne pas céder trop facilement à la pression des associations, reste prudent : on l'a déjà entendu dire sur certains sujets qu'il n'avait fait aucune promesse. Côté associatif, personne ne veut signer de chèque en blanc. Des pas peuvent être fait dans les deux sens, le 10e ne doit pas rester à la traîne des progrès de la démocratie locale : il faut saluer ainsi l'initiative prise dans le 20e, où la nouvelle municipalité a récemment créé des conseils de quartier.

Il faut veiller également à ce que la communication soit assurée sur un axe horizontal entre les différentes associations. La réticence à construire des projets communs vient ici probablement du fait que les associations se savent d'autant plus efficaces que leur champ d'action est restreint. Conséquence dommageable : il n'existe pas de grand réservoir à idées, où l'on puiserait une alternative cohérente pour faire face à la pensée unique.

Il faut prendre soin pour finir, à ne pas réduire le débat local à une confrontation entre militants professionnels de la contestation et politiques professionnels de la gestion urbaine, confrontation qui laisserait de côté des citoyens « passifs ». « Ils n'ont qu'à se prendre en main », dira-t-on, mais rien ne sert d'avoir un droit si l'on ne sait comment l'exercer. A ce titre, encore une fois, on ne peut que louer l'initiative des comités de quartier.

Le pouvoir aux associations ?

Malgré la tentation du repli tribal, la force des associations est réelle : elles interviennent là où les droits des citoyens ne sont ni appliqués ni respectés ; face à des problèmes concrets, elles inventent des solutions qui profitent à tous. En tenant compte de cette vocation à oeuvrer pour le bien commun et des compétences acquises sur le terrain, certains associatifs auraient pu se prétendre à même d'assumer une charge municipale. G. Defrance avoue avoir échoué à monter une liste associative autonome aux dernières municipales. Il ne doute pourtant pas de la capacité des associations à « construire un projet politique » mais met en cause un « problème de conscience collective ». Au-delà de leur zone d'influence, les associations explique-t-il, devraient envisager « de se fédérer sur un tronc commun d'objectifs qui dans le 10e n'est pas clairement défini ». A l'occasion des dernières municipales, les associations du 10e n'ont donc pas entrepris d'égratigner un système politique parisien où l'élu représente moins le citoyen que le seigneur qui l'a adoubé - l'alternative traditionnelle a suffi. Une question n'en reste pas moins posée : quel doit être la limite de leur engagement ? Pour y répondre, il ne faut pas tant savoir jusqu'à quel point elles peuvent agir, que savoir jusqu'à quel point elles veulent agir.

Emmanuel LOIRET.